Garder ses personnages « en quelque sorte en congé » et « voir les choses s’isoler dans l’immobilité « » constitue la grande force d’une nouvelle réussie » écrit Arthur Miller dans « Question de distances », avant-propos de son recueil de textes publiés au cours des années 50 et 60. Quoique plus chanceux que le Willy Loman de Mort d’un commis voyageur, ses héros se trouvent eux aussi écartelés entre rêve et réalité. Luttant pour s’arracher au piège de mirages forgés petit à petit par leurs propres désirs. Avec panache, angoisse ou autodérision selon le cas mais jamais en habit de looser. Dans la dignité. Une dignité qui n’est sans doute pas étrangère à la notion du mensch personne digne de respect empruntée à la culture yiddish dans laquelle a baigné Miller enfant.
Un auteur dramatique à l’identité oblitérée par la célébrité, « ce détestable plaisir », cède à la schizophrénie. En proie au mal du pays, un soldat juif américain croit avoir déniché un coreligionnaire dans un village perdu des Pouilles. Un comédien vieillissant doute d’avoir fait le bon choix en renonçant au mariage par crainte de voir la vie réelle prendre le pas sur la scène. Tony Calabrese, lui, a été réquisitionné comme ajusteur de première classe à l’arsenal de New York après Pearl Harbour. Floué par sa propre famille, aussi tire-au-flanc que magouilleur il déplore de ne pas avoir la stature d’un Sinatra ou d’un Luciano malgré ses origines. Ce mafieux avorté va néanmoins se révéler homme sur le pont du destroyer éperonné qu’il doit réparer. Homme libre car, au plus noir d’une nuit glaciale, il a rencontré son alter ego chez un commandant de bord désemparé.
C’est dans le mythe très américain de la liberté que l’auteur puise aussi ses sources. Témoin Les Misfits écrit en 1957 pour son épouse Marilyn Monroe et mis en scène par John Huston. Deux hommes (inadaptés aurait été une traduction plus juste que désaxés) courent après des chevaux sauvages dont ils ne savent pas quoi faire une fois capturés, le mythe du cow-boy étant aussi usé que l’embrayage de leur camion. Ce qui compte entre Gay et Perce c’est leur amitié virile, leur nihilisme de far-west, leur amour des grands espaces. Et Roslyn, une femme de l’Est qui « aime bien voir des choses ». « Il avait des oreilles qui dépassaient, comme cela arrive souvent chez les petits garçons ou les jeunes veaux », si on reconnaît sans mal Clark Gable en Gay, on regrette que Roslyn-Marilyn soit uniquement suggérée dans cette nouvelle. Appâté par la photo du couple enamouré en couverture Arthur Miller restera pour beaucoup monsieur Monroe on se surprend parfois à la rechercher au détour d’une page. Un mariage, cela doit laisser forcément des traces. Et puis, soudain, marchant sur une plage au coucher du soleil, main dans la main du narrateur de « Ne tuez rien, je vous en prie », c’est elle. Cette femme d’une beauté à laquelle un vieux pêcheur se réchauffe, qui supplie que l’on remette des poissons agonisants à la mer. Marilyn. « Elle leva les yeux vers lui comme une petite fille, avec cet émerveillement nu sur son visage, alors même qu’elle souriait comme une femme »… « Elle rit : c’était cette partie profondément féminine d’elle-même qui savait ce qu’étaient les absurdités ».
On ne peut s’empêcher de penser alors que cet homme-là avait non seulement du talent mais aussi de la chance.
Enchanté de vous connaître et autres nouvelles
Arthur Miller
Traduit de l’américain par Jean Rosenthal
10/18, 355 pages. 8,50 €
Poches Les entractes de Miller
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Françoise Monfort
Pour échapper au fracas de la scène, le dramaturge aimait se réfugier dans l’art silencieux de la nouvelle. L’occasion de retrouver sa précision et sa vigueur.
Un livre
Les entractes de Miller
Par
Françoise Monfort
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.