Honoré (1732-1799) et Jean-Honoré (1732-1806). Quoique les deux prénoms poussent à la méprise, n’allez cependant pas les confondre. Chez les Fragonard, il y a en effet deux artistes, chacun évoluant dans sa sphère, avec son art et sa manière, dont un, il s’agit d’Honoré, est proprement tombé aux oubliettes. Fort heureusement, l’écrivain belge Roegiers (né en 1947) redonne vie à ce personnage qui en pinçait ferme pour les cadavres et pour cause, il était dissecteur. Initialement destiné au métier de la parfumerie, attendu que de père en fils on était dans le commerce des fragrances, il bifurque en chemin. Ses humeurs odorantes le portent vers d’autres senteurs, autrement moins ragoûtantes, à vous soulever le cœur en vérité. Mais Honoré a le poitrail bien accroché, qui se régale de préférence des effluves fétides et autres « émanations cadavéreuses ». Il a la mort dans le nez comme d’autres ont le compas dans l’œil. Est-ce là le « signe d’une complexion malfaisante » ? Pas vraiment. Il n’a aucune disposition pour le macabre ou la cruauté. Par contre, surprise de la génétique, il a « du sang d’embaumeur coulant dans les veines ». Mieux : « son talent dans l’art de la dissection était tel que son géniteur, épaté par ses qualités, s’était résolu à l’inscrire à seize ans au cours d’anatomie pratique donné par le chirurgien démonstrateur Lemoignon ». Il a donc trouvé sa voie, il sera anatomiste ou rien. « L’attrait du corps dépecé était absolu et il savait au plus profond de lui-même (…) qu’il allait y consacrer toute son existence ». En voilà un qui déshabille les cadavres comme d’autres épluchent les oignons couche par couche, mais sans verser jamais une larme. L’œil reste aussi sec que le poignet est souple. Grâce à Roegiers, ce Fragonard-là et ses cadavres adorés sortent donc du placard où l’histoire les tenait enfermés. D’une plume enjouée, il nous dresse le curriculum vitae de ce marathonien de la taxidermie qui, pour charcuter aussi allégrement les chairs, a c’est sûr « des yeux au bout des doigts ». Exactement comme le cousin, le fameux Jean-Honoré, lui non plus pas mauvais dans sa partie, comprenez : les beaux-arts. Celui-là a hérité du prénom composé et saura justement composer avec la postérité. Libertin de pinceau, surnommé par ses contemporains le « Chérubin de la peinture érotique », il nous est connu depuis des lustres sous le diminutif familier de Frago. Voilà donc deux bourgeons d’un même arbre généalogique. Des complexions foncièrement différentes que Roegiers met en scène, en pleines Lumières. Car à travers ces deux figures exemplaires, c’est un tableau microsociologique du XVIIIe siècle qui nous est dépeint. Par petites touches, on trouve au fil du Cousin de Fragonard une chronique en pointillé des Lumières, de son ambivalence. Roegiers nous met en présence de deux de ces représentants illustres. Sous son pinceau, le XVIIIe est la vivante antithèse du mythe perpétué par la fable scolaire, selon laquelle il n’y aurait pas d’ombres au pays des Lumières. Pour une fois donc, l’histoire de ce siècle est quelque peu débarrassée de l’habituel simplisme de commande. À travers les deux Fragonard, l’époque des Lumières s’expose tout en nuances, bifide et duale. Il y a celle de Jean-Honoré, lumineuse, tendance boudoirs et Éros ostentatoire. Et puis il y a l’autre, celle d’Honoré, celle des cabinets de curiosités qui tiennent parfois du laboratoire de Frankenstein, où la science, à repousser continûment les limites du connu, flirte avec l’étrange, où le scientifique même tient de l’apprenti sorcier. En ce sens, les fragonardises, comme on disait à l’époque des toiles de Jean-Honoré, connaissent un tout autre sort que les pièces anatomiques d’Honoré, ses fameux écorchés qui effraient trop pour fasciner. Quitte à choisir entre deux scandales, le siècle préfère celui qui se teinte de polissonnerie. Mais dans l’un et l’autre cas pourtant, c’est toujours du corps qu’il est question, ici érotisé, attirant, là décharné, repoussant.
Tenant autant de la loufoquerie que du roman historique, ce live est truffé de trouvailles cocasses et de tournures tonitruantes. En plus de ses talents indiscutables de conteur, dont plus personne d’ailleurs ne doutait après les parutions, entre autres, d’Hémisphère Nord ou de Géométrie des sentiments, Patrick Roegiers paraît surtout à même d’apporter à la langue française ce qui lui manque peut-être le plus actuellement, à savoir une vivacité, une manière de gai savoir, où l’érudition n’ossifie pas le langage, ne l’assèche pas, mais bien au contraire le galvanise. C’est assurément un livre riche d’intérêt et de surprises. Quand l’auteur secoue son dictionnaire comme un cocotier et fait choir les mots là où justement on ne les attendait pas, et qu’ils font éclater d’inattendus accords burlesques, on se dit que le dico et ses occupants ont encore bien du ressort en réserve. Paradoxe, prouesse ou tour de force de ce livre, Roegiers y charme avec un vocabulaire qui tout de même, ne l’oublions pas, ne parle jamais que d’entrailles, de tripes à l’air, d’éviscération et de corps décharnés. Tant de virtuosité, c’est presque à faire naître des vocations en chirurgie.
Le Cousin
de Fragonard
Patrick Roegiers
Seuil, 217 pages, 18 €
Domaine français Un Fragonard sort du placard
avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72
| par
Anthony Dufraisse
Dans la famille, on connaissait déjà « Frago », peintre des boudoirs. Avec virtuosité, Patrick Roegiers ressuscite Honoré, le cousin germain, qui était aussi habile au scalpel que l’autre l’était au pinceau.
Un livre
Un Fragonard sort du placard
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°72
, avril 2006.