Si la mort est notre vérité la plus indubitable, il est cependant assez paradoxal d’en faire la source d’une écriture, le sésame d’un rapport au monde. C’est pourtant le cas d’Antonio Gamoneda, l’une des plus grandes voix de la poésie espagnole de notre temps, un poète rare, à qui vient d’être attribué le premier prix Européen de Littérature. Né à Oviedo, en 1931, et très vite orphelin de père, il vivra difficilement avec sa mère dans la banlieue ouvrière de León avant d’entrer, à 14 ans, comme coursier dans une banque. Il y restera, à différents postes, pendant vingt-quatre ans, puis travaillera aux services de la province de León avant de gérer une Fondation vouée à l’éducation des paysans et des ouvriers. Autodidacte, militant anti-franquiste au sein d’un groupe d’amis que suicides, folie et déchéance finiront par disperser, il ne publie que rarement. Vivant loin des milieux littéraires barcelonais ou madrilènes, il ne commencera à être reconnu que dans les années 80, avant de recevoir le prix National de Poésie en 1988. Son œuvre s’articule en trois périodes dont la dernière, inaugurée par Description d’un mensonge (1977), s’est poursuivie avec Pierres gravées puis Livre du froid (1992) et Clarté sans repos (2003). Avec l’édition bilingue de ces deux derniers titres, c’est à la quintessence d’une expérience poétique et existentielle que nous pouvons accéder, une expérience visant à fixer « au miroir d’un langage à la fois concret et visionnaire, le regard de Méduse : celui du vieillissement et de la mort » (Jacques Ancet).
Construire un objet d’art avec la peur mortelle qui habite le corps. Convertir le périssable en offrande, faire entendre un peu de la musique des limites, donner un contour à la réalité d’un monde hantée d’ombres secrètes et silencieuses le mot ombre est le mot le plus souvent répété dans le Livre du froid comme dans Clarté sans repos. Au froid qui paralyse, à la mort qui immobilise, Gamoneda oppose la douceur de la lumière, la mobilité de ses images. On glisse de l’une à l’autre, d’un souvenir à un autre, d’une sensation à une autre. Éclats venus de l’enfance, marquée par la mort du père et l’omniprésence de la mère. Images (conservées intactes « dans la pureté de la colère ») de la guerre civile « Sous l’activité des fourmis/ il y avait des paupières », de la répression franquiste, de la dictature. « J’ai vu les insectes butiner les pleurs, j’ai vu/ le sang dans les églises jaunes ». Images aussi de l’amour, de sa simplicité fluide, de son mystère opaque, de son intensité dénudante. « Tous les arbres se sont mis à gémir en moi au souvenir de ta culotte dans l’obscurité, de la lumière sous sa peau, de tes pétales vivants ».
Des surgissements entre vide et vertige, « entre l’agonie et la sérénité ». Des radiations mémorielles venant épingler au revers du présent des persistances fragiles. « Ma poésie n’est rien d’autre que le récit de la façon que j’ai d’aller vers la mort », dit Gamoneda, qui précise qu’à partir de là, il s’agit pour lui, d’associer le plaisir à « la contemplation de mes actes au miroir de la mort » ; d’ « ajouter du plaisir à la perception même de la mort ». Une découverte liée à la lecture de Dostoïevski, de Crime et châtiment. « L’incroyable rencontre de ces affects, plaisir et souffrance, opposés dans l’existence mais non, cependant, dans l’art et dans la poésie, fut une autre des plus grandes révélations que m’a données la lecture ». Et c’est ce qui donne à sa poésie cette aura si spécifique et que condense à merveille la notion de « clarté sans repos ».
Une clarté où tout s’inscrit et disparaît les marques de la finitude comme la mort de chaque instant vécu, le parfum de l’existence comme la violence chromatique des émotions. « La lumière est la moelle de l’ombre » comme elle est l’ivresse de la vieillesse. « Huile bleue sur ta langue, noires semences dans tes veines. Dans les derniers symboles, tu vois la pureté dénuée de sens. // C’est l’ébriété de la vieillesse : lumière dans la lumière. Alcool// sans espoir. »
C’est ce plaisir sans espoir, ce maintien d’une attention, cette subtile alliance de pathétique et d’instance sollicitante celle qu’incarnent le battement de la vie dans l’oiseau, ou la caresse de la lumière qui muent constamment le désespoir en ce goût d’être, en cette âpre douceur d’exister encore. « Des bêtes heureuses palpitent en toi : musique au bord de l’abîme.// C’est l’agonie et la sérénité. Tu sens encore l’existence, comme un parfum ».
Sous le glissement des apparences désolées que brasse la mémoire, et « comme si la douceur ne devait pas finir encore », Gamoneda rassemble le maigre feu de ses mots. Contre le froid mortel, et pour épeler en lettres de feu, l’amour de la vie. « Je ne veux ni penser ni être aimé ni être heureux ni me souvenir./ Je ne veux que sentir cette lumière sur mes mains/ et ignorer tous les visages, et ne plus sentir le poids des chansons sur mon cœur,/ voir passer les oiseaux devant mes yeux et ne pas remarquer qu’ils s’en sont allés ».
Richard Blin
Antonio Gamoneda
Livre du froid
Traduit de l’espagnol par Martine Joulia et Jean-Yves Bériou
Éditions Antoine Soriano, 200 pages, 25 €
Clarté sans repos
Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet
Arfuyen, 170 pages, 18 €
Poésie Nu devant l’immobile
juin 2006 | Le Matricule des Anges n°74
| par
Richard Blin
Face à l’ultime de l’humain, Antonio Gamoneda effeuille les fleurs noires de l’inéluctable. Une manière d’épeler l’alphabet secret d’une vie à la lumière d’un plaisir sans espoir.
Des livres
Nu devant l’immobile
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°74
, juin 2006.