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Domaine étranger Un marginal se fait remarquer

octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77 | par Sophie Deltin

Dans un roman à plusieurs voix, Christoph Hein recompose les fragments d’un destin de réfugié dans l’Allemagne de l’est d’avant et d’après la réunification.

Prise de territoire

Prise de territoire laisse entendre l’écho d’un arrachement initial : au début des années 50 et comme des milliers d’autres, le jeune Bernhard Haber et sa famille ont été expulsés de Breslau (Wroclaw) en Pologne, à laquelle les provinces à l’est de l’Oder viennent d’être définitivement rattachées. Après avoir tout perdu, ils « échouent » à Guldenberg en RDA, alors occupée par « les Russes ». Mais comment se sentir chez soi quand on est logés « sans y avoir été conviés » par des habitants déjà éprouvés par les privations et l’humiliation de la guerre ? Comment faire sa place, s’enraciner, comme l’on dirait d’une plante qui « prend » sur un sol, sur une terre qui n’est pas la sienne ?
Le père Haber n’a pas seulement l’âme rongée par les douleurs de sa Silésie natale, il est aussi manchot. Un handicap qu’on ne cesse de rappeler au menuisier désireux de retrouver du travail. Son fils doit lui aussi faire face à l’hostilité des autres écoliers, qui ont tôt fait de railler les intonations gutturales dans l’allemand du « Polack ». Taciturne, Bernhard reste pourtant aussi « buté » qu’indocile. Un jour, il retrouve son chien sauvagement assassiné. Quant à son père, qu’un incendie criminel avait fini d’ostraciser quelque temps auparavant, il se pend « c’était, dit-on, le bras qui lui manquait qui avait fait le nœud coulant ».
De ce sujet longtemps resté tabou l’expulsion et l’exode des populations allemandes de Silésie, de Poméranie, des Sudètes et de Prusse orientale Christoph Hein, né lui-même en Silésie en 1944, ne dresse pas seulement un constat grinçant et accusateur sur la violence de l’« accueil » qui fut réservé à des milliers d’ « hôtes indésirables ». Il met aussi en lumière l’effroyable capacité de la ville, en l’occurrence un « joli petit patelin » de province « exhalant le parfum de la névrose et de la folie », à produire de l’exclusion, du danger, de la « frontière » celle invisible et mortifère contre laquelle Haber et sa famille viennent irrémédiablement se cogner. Le principe de la guerre n’est pas (seulement) lié aux bombes et aux obus, observe le romancier, la guerre latente est une réalité, même dans un pays revenu à la paix. « On aurait dû noyer les réfugiés quand ils sont arrivés, les noyer tous dans la Mulde, immédiatement » vitupère le paysan Griesel, amer d’avoir été « contraint » d’en héberger certains. Par-delà une xénophobie aveugle faisant des réfugiés les boucs émissaires tout désignés du moindre désordre social « Sous l’Empire et sous Hitler, (…) on ne craignait pas pour sa vie et la propriété privée était protégée », c’est bien la force impitoyable d’assignation à perpétuité propre à tout mécanisme de stigmatisation que l’on perçoit à l’œuvre.
De celui qui se sait exclu et a priori condamné à l’échec va pourtant naître un itinéraire singulier. Car loin d’être le roman d’une identité lisse et linéaire, le récit retrace le parcours chaotique de celui qui prêt à tout pour « ne pas finir comme son père », emploiera tous ses efforts à se faire accepter. À la fin, le « va-nu-pieds de l’Est », celui-là même qui a eu un rôle actif dans la collectivisation forcée des campagnes autant que dans les activités illégales de clandestins vers Berlin-Ouest, est devenu un entrepreneur prospère, acquis aux vertus d’un « bonheur petit-bourgeois ». La séquence ultime, d’une ironie dévastatrice, le présente enfin adoubé comme « un véritable habitant de Guldenberg », où en digne notable de l’establishment, il a été élu président du carnaval annuel…
De cette ascension sociale d’un marginal lancé à la conquête d’une place au sein d’un pays qui le rejette volontiers, Christoph Hein choisit alors la pluralité des voix pour en recenser la chronique : un voisin de classe, une petite amie, des proches, un collègue d’affaires tous des gens à la vie ordinaire. Ce n’est pas seulement que la perte du pays natal, comme source de mémoire, interdise par avance toute tentative de synthèse unifiante pour décrire l’histoire d’un homme, mais l’éclatement du récit, outre d’être le médium d’une mémoire vivante, permet précisément de rendre compte d’une existence fragmentaire, démultipliée, qui a su jouer de la rupture et de la métamorphose, jusqu’à l’opportunisme pur et dur.
Dans cette composition qui mise autant sur l’accumulation, la répétition (que quelques maladresses de traduction contribuent cependant à accentuer), la contradiction que la combinaison, les cinq protagonistes consignent tour à tour ce qu’ils savent de Haber, à la façon d’un procès-verbal ou d’un discours funèbre. Le soin est ainsi laissé au lecteur de recomposer le puzzle de la vie du héros éclairée seulement d’après l’angle d’histoires individuelles, prises à la fois dans le microcosme de Guldenberg et dans les soubresauts de l’Histoire collective de l’introduction de la planification de l’économie en RDA ou de la répression de la grève du 17 juin 53, à la chute du Mur de Berlin en novembre 89…
Derrière ces pans de mémoires, c’est en fait la dignité du secret de cette vie manquée dans son intégralité propre, qui se trouve rehaussée. Car au fond, qui est Bernhard Haber ? Même pour ceux qui l’ont côtoyé de près, la réponse reste inachevée. Chez Christoph Hein, l’Histoire n’en autorise pas davantage.

Prise de territoire
Christoph Hein
Traduit de l’allemand
par Nicole Bary
Éditions Metailié
348 pages, 22

Un marginal se fait remarquer Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°77 , octobre 2006.
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