André Blanchard, le contrebandier
Il a fallu lui forcer un peu la main, qu’il nous a finalement tendue, par politesse, peut-être par curiosité, sûrement en guise de concession légère convenons-en. Transiger n’est pas dans la nature du bonhomme. Mais à continuer de faire la sourde oreille à ceux qui le sollicitent, dit cet as de l’indécision et de la fuite en avant, « je risque de ne plus pouvoir publier ». Ce qui équivaut à ce que les bras lui tombent, pour de bon. Car en matière de promotion, pour celui qui l’édite, Blanchard est un mauvais client. C’est un multirécidiviste forcené. Voilà quinze ans qu’il décline les invitations afin d’assurer le service après-vente de ses livres ou de parler bouquins sur un strapontin. C’est un luxe, pas une coquetterie. Qui a un coût. Tourner le dos aux règles du marché, c’est inné chez lui.
De long en large, il s’en explique dans ses Carnets, une obsession parmi d’autres, qui ne craint pas l’exagération : la place de l’écrivain est à sa table de travail, pas sous les feux de la rampe. « Dès qu’un écrivain l’ouvre, c’est son livre qui a l’air de trop ». Question d’éthique et surtout d’éducation. Pour Blanchard, se donner à voir, c’est se donner en spectacle. Il redoute l’exposition, le mélange des genres, le malentendu, avec « ces gens de lecture qui viennent à vous, et sans chichis, de plain-pied, comme si la littérature n’était rien, du moins rien d’autre qu’un à-côté, qui sous-traite le loisir » (Impressions, siècle couchant II). Paria et aristo des lettres, donc. Il y a aussi une gêne, naturelle. Blanchard ne serait pas un bavard. « Parler devient contre nature ». Ce qui l’effraie, et le rassure. « Il me semble naturel qu’un écrivain ressente l’oral comme une incompatibilité ». Il y a enfin son tempérament, pare-feu qui repousserait l’avance de l’indésirable : il se dit « sinistre », et « constipé » (« excepté, parfois, plume en main »). Bref, en plus clair : « Aller vers les autres m’a toujours paru élan suspect, c’est faire commerce des bons sentiments autant dire d’un bon placement. »
Il a donc écrit : d’accord pour se rencontrer, puisque vous avez du temps à perdre, « mais à la bonne franquette », vous voyez « le topo » ?, autrement dit sans la caisse à outils, carnet, stylo et enregistreur. Quelque chose d’ « informel », sur le pouce quoi. Recueillir quelques impressions suffira, couleurs locales comprises.
On s’exécute et on tente l’aventure. Donc Vesoul, un jeudi après-midi. Sous une petite averse. Vesoul, préfecture de la « haute-patate », disent les habitués. Ce qui précède est vrai : il n’est pas causant le Blanchard. Aussi embarrassé que son visiteur. Et prendra le temps de jauger l’intrus. Pour faire bonne figure, l’écrivain, longue silhouette hiératique au visage lunaire et tourmenté, l’emmènera là où il partage ses heures : à la galerie, puis à son bureau.
Dans cet ancien couvent, aménagé en salle d’expos, il fait « l’ange gardien », l’homme à tout faire, six après-midi par semaine. La vue donne...