Si le titre d’une œuvre de Benjamin Fondane, Le Voyageur n’a pas fini de voyager, sert d’exergue au nouveau récit de Frédéric Cosmeur, les phrases liminaires appellent explicitement ce vers de Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre ». La silhouette d’une « sculpture monumentale » représentant une femme aux « seins démesurés » se découpe sur un fond de fascination et d’effroi. De cette « beauté » voluptueuse et tératologique, symbole de la « petite mythologie » de Julien, naissent d’infinies correspondances.
Dans la « ruine bien-aimée » du château d’Hautecombe, lieu des « fastes défunts de la toute petite enfance », vivent Aline et Germain, les cousins jumeaux de Julien. Quadragénaires incestueux et « naturalistes amateurs », ils souffrent du silence de leur mère et investissent Julien d’une « mission paternelle » : retrouver sa tante disparue, Éléonore. Exilée aux Etats-Unis « depuis plus de vingt années », Éléonore n’a écrit que « dix cartes postales ». Rétif, muni de ces « bouts de communication », Julien accepte finalement de suivre les traces de sa tante et, à rebours, celles d’une expérience plus intime, secrète et « délirante » : une « défenestration sans témoin » depuis le troisième étage d’un campus américain. Au-delà de la recherche d’Éléonore, l’ « excentrique de la famille », il va devoir affronter le souvenir tyrannique de « cet ici angoissant ».
En surplomb, sur l’ « autoroute des Titans », Julien invoque en vain la « Dame de Pierre ». L’image de l’ « ocre caractéristique de l’Ouest américain » se substitue à celle du « vert tendre » des Préalpes françaises et déclenche la remémoration du « dernier voyage ». Escorté par la présence augurale d’oiseaux, « Blackbirds », « avocette » ou « pie-grièche », cet « échassier élégant » foule le désert américain. À Garden City, au détour d’une brève relation amoureuse avec la propriétaire d’une « gas station », Julien apprend à « saisir le point d’aurore comme on saisit le point de rosée » et rencontre Aaron Muir, la « mémoire historique du County ». Ce « vieux mormon » peu disert lui remet indirectement une lettre de « Noreen-Éléonore » recelant un sinistre secret et des informations sur la tribu des Hopis. Velléitaire, Julien échoue dans le Colorado où il rencontre un marginal, Tom Doniphon. Ancien ethnologue, Tom lui montre les « pétroglyphes de Barrier Canyon », lui parle des « fantômes », ces « figures anthropomorphiques aux épaules très larges et aux orbites démesurées », et lui fait part de ses recherches sur le « mythe de création hopi ». Après d’infructueuses recherches en territoire indien, la rencontre du Hopi Hon Maktöh, Julien revient sur ses pas afin d’obtenir des aveux d’Aaron Muir. Dans le « petit cimetière » de Garden City, au bord de la tombe d’Éléonore, il accède à une part inviolée de la vérité.
Le secret révélé n’épuise pas le mystère de La Route fantôme. Ce récit dense et réticulaire qui ressortit du récit de voyage, de la rêverie cinématographique, du roman gothique et de la cosmogonie, alimente une tension irréductible. L’extrême expressivité des tons dominants, l’ocre, le vert et le bleu, n’est pas sans évoquer les couleurs saturées de la Danse fauve de Matisse. La langue elle-même, à l’instar de la « conscience poreuse » de Julien, est travaillée de l’intérieur, comme obérée. Il y a les « a » de la mère de Julien, « opiniâtrement accentués ». Puis l’intrusion de la langue étrangère, cet autre de la langue maternelle propre à « révéler le trouble ». Un trouble qu’aucune vérité admise n’obstrue.
La Route fantôme renferme en effet son secret, comme ce « petit caillou ovale » qu’Hon Maktöh, soucieux d’aller « jusqu’au bout du geste sacré », a placé sur le « siège avant droit » de la Chevrolet de Julien. Un secret qui creuse un vide silencieux que le lecteur peut combler à loisir ou préserver. Que dire d’autres de ce remarquable récit initiatique, sinon faire siens ces quelques mots de Tom Doniphon : « Nous avons entendu du silence ensemble, nous avons donc voyagé. »
La Route fantÔme
Frédéric cosmeur
José Corti
122 pages, 13,50 €
Domaine français Le mystère d’Hautecombe
février 2007 | Le Matricule des Anges n°80
| par
Jérôme Goude
Avec « La Route fantôme », voyage tellurique et aérien, Frédéric Cosmeur distille son romantisme noir en sondant des thèmes déjà abordés dans ses deux premiers récits.
Un livre
Le mystère d’Hautecombe
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°80
, février 2007.