A chaque homme échoit une forme de frayeur particulière une terreur le hante qui, s’il ne la combat pas, est sûre de l’accouardir au point de lui faire perdre sa dignité d’homme » écrit Kipling (1865-1936) dans ce premier roman qui met en scène Dick Heldar, peintre doublement hanté par la misère et la crainte de la cécité. Si ses dons et son obstination viennent à bout de la première, la seconde annihilera jusqu’au désir de vie chez ce personnage qui peut se vanter d’éclairer quelques zones d’ombre chez son créateur encore controversé.
Écartons Mowgli et autres Kim garants de sa longévité éditoriale, le thuriféraire de l’homme blanc, le chantre de l’Empire britannique et le prix Nobel 1907 pour se pencher sur la genèse de son œuvre. La petite enfance aux Indes écrasées par la chaleur et la poussière certes mais aussi les séjours dans l’obscurité d’une cave où l’enferme sa mère pour lui faire passer le goût des lectures nocturnes, traitement responsable d’une déficience visuelle qui l’empêchera d’embrasser la carrière militaire à laquelle il aspirait en premier lieu. L’éducation dans un pensionnat anglais loin des siens puis le retour à Lahore. Il entame sa carrière d’écrivain par le biais du journalisme, publie des nouvelles jusqu’à ce qu’une plume jugée trop acerbe le renvoie aux brumes glacées londoniennes quelques années plus tard. C’est là que son destin et celui de son héros se croisent, sur les quais de la Tamise où les a précédés la célébrité.
Correspondant de presse en Egypte, Dick Heldar y débarque après avoir acquis une petite réputation à travers ses croquis de soldats en lutte avec la rébellion soudanaise sur les bords du Nil. En attendant de se faire un nom il connaît la faim, les affres de la vie de bohème agrémentée par la présence de son ami Torpenhow, deux figures viriles mais pataudes à l’étroit dans leurs meublés mal chauffés qu’ils arpentent sans fin comme des fauves en cage. Les séances de travail alternent avec d’interminables débats autour de l’Art, procédé parfois pesant sans doute utilisé par le jeune romancier pour exorciser sa peur de voir son talent érodé par une gloire trop rapide. L’irruption de Maisie, son amour d’enfance auquel il n’a jamais renoncé, vient cependant auréoler cette existence monacale. Proche du mouvement impressionniste côtoyé en France, elle considère que l’œuvre de son ami peuplée de soldats « sent le tabac et le sang », envie sa réussite, cherche à en percer les mystères, rêve d’attirer les couleurs sur sa propre toile alors que ses vêtements et ses yeux demeureront à jamais du même gris. Leur relation sans issue désespère et détourne Dick de ses buts tout en inspirant un certain malaise au lecteur tant Maisie, pétrifiée dans son désir de sacrifier sa vie de femme à son art, manque d’une humanité qu’un auteur victorien de 26 ans n’a pas su lui conférer. Son jeune âge détonne cependant avec la maturité et la puissance d’une écriture sans fioritures. En particulier dans le premier chapitre où les dialogues éclatants de lucidité entre les deux orphelins maltraités par leur nourrice rappellent ceux des gosses crasseux de Faulkner. Le dernier décrivant le retour de Dick sur le front soudanais pour y trouver la paix annonce, lui, l’Afrique d’Hemingway. « La chaleur lui tapait entre les omoplates comme la bourrade d’un vieil ami, ses pieds glissaient sur le sable, et la manche de son veston, lorsqu’il la porta à son nez, était aussi chaude qu’un pain sortant du four ». Coloniale ou non l’enfance est un paradis perdu qu’il faut défendre à tout prix, ce qui vaudra peut-être à Rudyard Kipling de rester longtemps cantonné au rayon jeunesse.
Françoise Monfort
La Lumière qui s’éteint
Rudyard Kipling
Traduit de l’anglais, présenté et annoté par Pierre Coustillas
Gallimard, « L’Imaginaire », 329 pages, 9,50 €
Poches Bohème à l’anglaise
février 2007 | Le Matricule des Anges n°80
| par
Françoise Monfort
Malgré le succès de ses nouvelles, le premier roman de Kipling ne suscita guère d’enthousiasme, catalogué écrivain désuet parfumé aux relents de Darjeeling.
Un livre
Bohème à l’anglaise
Par
Françoise Monfort
Le Matricule des Anges n°80
, février 2007.