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Poésie Les cabrioles d’un Pierrot génial

mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81 | par Richard Blin

Des fastes d’un subjectivisme absolu au règne de sa propre irréalité, l’œuvre-vie de Mário de Sá-Carneiro (1890-1916) témoigne d’une impossible présence à soi et au monde.

Fernando Pessoa, qui fut son ami et son confident, a dit de Sá-Carneiro qu’il n’eut pas de biographie mais uniquement du génie. Lorsqu’ils se rencontrèrent, fin 1911, ni l’un ni l’autre n’étaient encore poètes. Sá-Carneiro avait écrit un livre de contes, quelques nouvelles et une pièce de théâtre, tandis que Pessoa était reconnu comme le Critique au sein d’un petit groupe d’initiés. Mais leur dialogue fut si immédiatement fécond qu’ils devinrent, en quelque sorte, disciples l’un de l’autre, Pessoa se faisant la « nourrice » du génie de Sá-Carneiro tandis que ce dernier s’ingéniait à soigner les « rhumatismes à la sensibilité » dont se plaignait son ami.
Épris d’idéal, vivant pour écrire et écrivant pour vivre, aspirant à un temps où la lumière ne serait que « désirs de Princesse nue », Sá-Carneiro avait soif de ravissements, d’illuminantes et lancinantes rencontres de beauté. « La beauté me suffit même fausse, fondamentalement fausse. Pourvu que ce soit la beauté ». Beauté qu’il poursuivra sous toutes ses formes « atmosphérique », « numérique », haletante, ensorcelante. « Oui ! mes yeux futuristes, mes yeux cubistes, mes yeux intersectionnistes,/ Ne cessent de frémir, d’absorber, d’étinceler/ Toute la beauté spectrale, transférée, succédanée,/ Toute cette Beauté-sans-Support,/ Disjointe, émergée, variable toujours/ Et libre en mutations continuelles,/ En insondables divergences… » Avide de sensations (il est, avec Pessoa, le fondateur du Sensacionismo, un mouvement considéré comme l’expression du modernisme portugais), Sá-Carneiro rêve de rouges frénésies, de Salomé asiatique, d’extases de soie, de dilapidation de clair de lune. Friand de la « zébrante émotivité de la Réclame », il a l’émoi carmin et ne sort jamais sans maquiller ses sens de couleurs inconnues. Amant sans amour lui qui aimerait être femme « pour exciter les regards et pouvoir se refuser », il écrit comme il aimerait être aimé : dans l’impatience et les éclats du délire, au milieu d’explosions de couleur, dans des élans de chair pourprées et des abandons de fin d’Empire. Le satin, il le veut « flébile », la frénésie « hyaline », la nuit « roussurlante », et la passante, il voudrait « la boire en spasmes de couleur et d’harmonie ! » Un univers où points d’accointance et lignes de faille se croisent sur fond de champ d’implosion. « Et dans une extrême-onction de l’âme déployée,/ Visiter d’autres sens, d’autres vies ».
Mais Sá-Carneiro, qui aimerait pouvoir abandonner son âme sur un rebord de lavabo, « comme une bague oubliée », sait que « ceux qui côtoient la Beauté/ Ne connaissent ni bien-être ni famille ». En effet « A quoi sert que la Beauté me rêve/ Si je ne peux la transmigrer ? » Alors, dans ce Paris où il vécut les quatre dernières années de sa courte vie, il va peu à peu s’abandonner à sa propre consumation. Orphelin de mère à trois ans, élevé par une nourrice et un grand-père qui le gâtent, le petit garçon gros et laid, puis l’adolescent solitaire et précoce à qui un papa très lointain offre des voyages à l’étranger, ne trouvera jamais les moyens d’une véritable émancipation. Éternel enfant, il devient le spectateur de sa propre vie, assiste, impuissant, à la lente dissolution de son moi. « Je ne suis ni moi ni l’autre,/ Je suis quelque chose d’intermédiaire : / Pilier du pont d’ennui/ Qui va de moi à l’Autre ».
Toute la poésie de Sá-Carneiro relève du désir de donner à sentir les deux faces de cette insupportable vérité, sa face solaire comme sa face sombre, celle où s’aiguise la conscience de ce qu’il vit et ressent comme une impureté fondamentale de son être. D’où les envolées lyriques, les emportements de fièvre convulsive et la tension constante qui imposent leur rythme à cette poésie partagée entre pyrotechnie verbale, éblouissement des apparences et arrière-plan inattendu, comme celui que forment palais royal, château, fastes et heaumes princiers, poignards et « potences de lumière », salle du trône, roi ou reine… « Mitré d’or et de lune en mon trône de sphinx ». Comme si le poème n’était que l’écho de l’insensée poursuite d’une ombre « À l’évidence, Roi exilé, je suis/ Vagabond d’un rêve de sirène », celle du héros qu’il se souviendrait d’avoir été.
« Morne, le pont-levis de feu-qui-J’ai-été/ S’est rouillé en vain voudrait-on l’abaisser ». Le poème est le fruit de ce processus de désagrégation, en même temps qu’il donne résonance à cette étrange façon de s’abîmer dans une impossible quête de soi. Renonçant à toute assomption, Sá-Carneiro ne connaît plus que la nostalgie. Celle des rêves qu’il n’a pas rêvés, et même des choses qui n’ont pas été, « Même les choses que je n’ai pas eues finissent par me lasser ». Vivant dans la discontinuité d’un moi désorbité, (« Par-dessus celui-que-Je-ne-suis, se trouvent de grands ponts/ Qu’un autre, moitié seulement, veut traverser »), Sá-Carneiro voit le temps se dérober sans cesse au profit de ce qui fut sans être. « Plans, cassures, espaces/ Vertigent en secret », constate-t-il, tandis qu’ « ensanglanté, l’espace se virgule et se dédouble ».
Ballotté au cœur d’un espace de plus en plus incontrôlable, Sá-Carneiro décide alors de quitter la scène en beauté. Vêtu d’un smoking, il avale cinq flacons de strychnine avant de se coucher dans le lit de sa chambre d’hôtel, à Paris, le 26 avril 1916. La mort comme ultime tentative pour faire enfin corps avec son image.
Restent ses Poésies complètes, un témoignage tout en diffraction, multipliant les reflets et les vestiges d’un monde hors d’atteinte, parmi un carrousel de formes privées de présence. Une œuvre-vie déchirée par mille virtualités désespérément privées de futur.

Richard Blin

Poésies complètes
Mário de Sá-Carneiro
Traduit du portugais par D. Touati et M. Chandeigne,
Préfacé par T. Rita Lopes
La Différence, « Minos », 320 pages, 10

Les cabrioles d’un Pierrot génial Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°81 , mars 2007.
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