La « physionomie d’une époque (…) désigne l’esprit d’un temps par sa langue » écrivait Victor Klemperer. Nul doute que le projet de Chants populaires de Philippe Beck, comme ce fut le cas avec Aux recensions (2002) ou Poésies didactiques (2001), s’appuie, pour en revivifier les strates latentes et tues, sur l’esprit enfoui d’une langue, d’un style, celui, ici, des contes des frères Grimm. Mais adapter la prose de ces contes pour la densifier dans des vers consiste à déplier nouvellement, pour les enfants que nous sommes, « un art impersonnel en quelqu’un ». Les Chants populaires ouvrent ainsi une session au conte chanté et conduisent à y « parler un intérêt général et progressif », à éclairer, comme fait la peur dans les contes, les « mouvements de dureté » du dehors ; à redessiner (ne serait-ce qu’en négatif, en surexposition) du monde « un ensemble de sillons et de rainures/ sur des étendues ou page de matière ». C’est cette exactitude des « lumières lunaires » du conte, qui fait sa cruauté, que devient fortement le poème de Philippe Beck, mais « sans médicament moral » aucun. Pour réinventer son expérience dans l’humain.
Chants populaires se construit autour, dans la matière des Contes des frères Grimm. Ces contes, dont l’origine ne remonte pas seulement à la tradition orale des artisans et paysans allemands, les Grimm les recueillirent, selon eux, comme les débris de pierres dispersés dans l’herbe et les fleurs. L’enjeu de ce livre participe-t-il de cette même logique ?
Oui. Il y a, au début du livre, un « Avertissement », qui est un conte d’avertissement théorique, ou un conte théorique, car l’essentiel d’un conte est sa teneur prévenante. La cause du livre, s’il y en a une, c’est le souci, non de vendre de beaux objets au petit nombre, mais de façonner la leçon future, qui s’appuie sur les beaux enseignements épuisés, maintenant que « le cours de l’expérience a chuté », comme dit Walter Benjamin en 1933, dans un texte prévenant appelé « Expérience et pauvreté », texte qui d’ailleurs commence par copier une fable d’Esope dont la leçon est désormais inutilisable comme telle. La phrase de Wilhelm Grimm mérite qu’on la recopie : « Les éléments mythiques sont des débris qui ressemblent aux petits morceaux d’une pierre précieuse éclatée, qui seraient éparpillés sur le sol recouvert d’herbes et de fleurs et que seul un regard plus perçant que les autres peut découvrir. Ces petits fragments ne sont jamais le simple jeu de couleurs d’une imagination sans teneur. » Il faut imaginer qu’il s’agit d’une phrase écrite il y a deux siècles environ. « Romantisme » a été le nom d’une conscience de l’invisibilité ou inaudibilité (dirait-on aujourd’hui) des précieuses leçons de la tradition. Les Grimm viennent du romantisme. Mais la tradition elle-même connaît de célèbres exemples de moralisateurs ou moralistes ambivalents, peu orthodoxes, comme La Fontaine (Rousseau ne s’y est pas trompé). Le problème de la « morale hétérodoxe »...
Entretiens Tissé de vers
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Emmanuel Laugier
Avec Chants populaires, Philippe Beck, auteur marquant de la jeune génération poétique, redéploie en vers les leçons perdues des Contes de Grimm. Détour éclairé.
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