Grains de beautés

Drôle de papillon que ce Zérène ainsi que l’a surnommé François Boucher, le « peintre des Grâces », son professeur et maître qui savait si bien faire monter le rouge aux joues de ses jeunes filles, et qui collectionnait les papillons. D’où ce surnom dû aux éphélides constellant le visage de l’élève et évoquant la phalène mouchetée ou Zérène du groseillier. Peintre miniaturiste itinérant, il est mandé en l’été 1764, au château de la marquise Adélaïde des Ailleurs, jeune veuve, pour y faire le portrait de sa famille. Mais la Marquise est exquise, et d’une séance de pose à l’autre se tisse vite une relation de séduction. Zérène papillote, papillonne, ne sait plus où poser son regard, est ébloui d’éclats, de fards, de toilettes. Dentelles, rubans, mouches enjôleuses, bouillonnement de mousseline, tourbillon des parures… Face aux merveilles de ce corps flambant de tous ses feux, son émotion se transforme en émeute. Les appas qui le hantent, et qu’il offre à notre gourmandise, il les caresse de ses pinceaux polissons, et, Elle, il l’aquarelle, de jour comme de nuit, avec tant d’impatience et d’ardeur que la Marquise se sent vite « abordée de toute part, griffée, sabrée, bousculée, renversée par (ses) crayons corsaires et (ses) pinceaux pirates ». Alors, elle lui lance un défi. Elle ne sera à lui que s’il lui rapporte des îles de cette mer de Chine qui la font tant rêver, « des bouts, des brins, des grains de beautés » témoignant des voluptueux secrets d’amour de l’Orient. Mais toutes ces beautés devront tenir dans une boîte à mouches qu’elle lui remet et dans laquelle elle glisse une mouche, « la Majestueuse », en guise de « talisman de taffetas ».
Zérène accepte le défi. Au labyrinthe ensorcelant de la séduction succède donc une quête labyrinthique, d’île en île, dont témoignent des « Lettres édifiantes et curieuses » et un « Carnet de beautés » où, au fusain, à la sanguine mouillée ou à la craie pastel, Zérène va multiplier les miniatures épicées. Un voyage baroque et fantasque, au pays des merveilles de la subtilité amoureuse, qui nous mène de « l’île Ravie » (où il recueillera son premier grain de beauté, « un grain d’Eau de Pâmoison » directement issu du magique coït de cette île avec son amant ailé, un paon géant « au vit de python ») à « l’île Miroitante », dont il ramènera une goutte du Lac, un lac où vivent des alevins « de pure merveille, exclusivement nourris au reflet de jeune fille ». Neuf îles seront ainsi abordées, comme « l’île Voluptueuse », « dodue de dunes blanches, fessue de sable blond », (où il connaîtra une inoubliable nuit d’amour auprès d’une âme errante, « une déchiquetée des mers de Chine », « une éperdue aux yeux de caviar noir », une belle naufragée « Broyée des typhons de novembre »), ou comme « l’Empourprée », où il tiendra la gageure de peindre « le rouge plaisir » d’une pivoine blanche en pleine jouissance, ou encore l’île « Ténébreuse », où vivent de toutes petites femmes ailées, au « petit pubis, adorable et bombé, fourbi de minuscules phosphorescentes », dont l’une, « diaprée de plaisir », finira dans la boîte à mouches.
Immense et fantasmatique jeu de l’oie mettant en scène le parcours libertin du plaisir autant qu’il poétise la géographie amoureuse du corps féminin, Grains de beautés secrète un faire voir, recueille les visions flottantes que mûrissent les palpitations lancinantes du désir comme la musique des soupirs ; condense aussi, en grains de matière, la beauté affriolante de ce qui enivre un regard, tout en nous livrant la clé plastique d’une érotique. C’est brûlant, incarné jusque dans l’hallucination du détail. Frédéric Clément, qui fut longtemps dessinateur et illustrateur manie avec brio la touche, une touche qui exalte la matière et la couleur, fait délice de sa phrase. Grains de beautés révèle de manière joyeusement impertinente et décalée, notre faim, et notre quête toute moderne, de jouissance. Jusqu’à la dernière île, « l’île cachée », « le grain sacré. / Salé », le but du Merveilleux Voyage.
Richard Blin
Grains de beautés
Frédéric Clément
Actes Sud, 112 pages, 16 €