Au fil d’une quête mêlant le désert des cieux aux échos de la violence du présent et à l’ensoleillement noir du désir, c’est la rose sanglante d’une sagesse mutilée que fait fleurir Esther Tellermann sur sa Terre exacte. Terre des morts et des vivants dont elle cherche à circonscrire le lieu calciné. En quatre parties, c’est ce qui se dérobe toujours des premières traces aux premières plaies, des premiers signes de l’emprise à ceux qui inaugurent l’infini des élans qu’elle traque. C’est dire combien cette poésie imprime la brûlure au cœur de la langue, tresse la détresse à l’expérience de l’étrangeté venue des mythes et des légendes. C’est nu, incendié d’étreintes occultes, rouge d’écorchures aussi bien physiques qu’ontologiques. « Rien/ entre les dents/ rien/ sous la paupière/ vers l’intérieur/ rien// rétine ouverte/ rouge arraché/ pierre pour/ une autre cible/ rien/ que le bleu pensable/ jaune faisant obstacle// et le noir de l’image. »
C’est dans la nudité de ce vide hanté, de ce vide qui renvoie à l’Histoire, à la mort, au désir et au secret, mais qui participe aussi du Grand Mystère celui qui signifie l’attente de quelque (impossible) révélation que le poème puise sa force, son sens et sa lisibilité. Le livre explore cette attente, arpente le sable et le sel de cet infigurable. Écriture d’ombres sur le sol, de larmes sur les pierres, où la voix va parmi douleurs levées et obscures impuissances s’abreuvant à d’amoureuses entailles ou s’enlisant dans les boues ardentes du souvenir.
Par dérivation et irradiation, hybridation et dénudation, un mouvement oriente le livre, dessine un trajet, du dit jamais à un nom d’homme. Direction et destin car les poèmes semblent en marche vers le « là où tu dois aller » d’un destin, autant que vers un toi, un tu invocable. « devant qui toute lumière/ se contraint ». Le poème est aimanté par un interlocuteur dont le référent demeure énigmatique mais dont le besoin est essentiel, malgré tout ce qui les condamne à être des coupés-en-deux, des partagés. « Au plus nu/ de ce qui se tait/ jamais/ j’ai coupé le roseau/ j’en ai fait une lame// je t’ai ouvert/ et je t’ai pris. »
Dire toi, c’est dire l’expérience de l’ouvert, du doute. Comment forcer tu à être ? Pourquoi le je ne peut-il se trouver lui-même qu’au contact d’un tu ? Ce sont toutes ces questions que creuse et thématise Esther Tellermann dans son septième recueil. C’est aussi ce qui, en elle, va contre et à l’encontre, qu’elle ausculte, anatomise. L’étranger, l’altérité, le tragique de toute alliance, la cruauté des équivoques, tout ce qui relève du sacre négatif, de la gloire noire de l’amour. « J’enserre tes poignets/ je te fais don de sable/ bourreau je te porte/ dans ton silence enchevêtré/ plus haut que l’échelle/ des prophètes./ Entends dans la nuit tiède/ les sanglots/ pétris de funérailles// et laisse-moi boire/ où tu respires. » Car on aime du même souffle que celui dont on prie Dieu, avec la même folie, la même fascination, le même vertige. « J’ai embrassé/ les charbons je t’ai porté sur les courants/ afin que tu désapprennes/ je t’ai lavé et je t’ai cuit/ ô// je t’ai serti dans l’anneau. »
Le vide de la chair qui appelle, la cambrure où s’étoilent « les lieux frémis et le sang nu », la « plus nue/ l’écarlate », celle qu’on étend « contre les formes bleues », c’est la liturgie extrême du désir qui nous mène. Et c’est là où le langage cède, dans le pur suspens de la justification, qu’advient la poésie. Le poème est ce spasme où s’étrangle le langage au profit de la pure perception. Une manière de cerner l’imprononçable, de se tourner vers ce qui, en apparaissant, étrangle la langue. D’où l’attention portée à chaque chose, au détail, au contour, à la texture, à la couleur, aux lèvres et aux rives, aux cycles et au sang, au temps et à la terre. « Terre exacte/ légendes captives/ des transparences/ d’un nom/ d’homme/ et demeure le contour/ messager d’une flamme/ devenant mémoire// jadis se dresse/ hors du mourir. »
Terre exacte
Esther
Tellermann
Poésie/Flammarion
280 pages, 19,50 €
Poésie Entrailles de l’être
juin 2007 | Le Matricule des Anges n°84
| par
Richard Blin
Esther Tellermann livre une liturgie de l’extrême pour dire toute la difficulté de l’être-avec. Des poèmes évidés, brûlés de sacrificiel et d’impossibles étreintes.
Un livre
Entrailles de l’être
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°84
, juin 2007.