C’est une rue que les noctambules parisiens connaissent bien. Les restaurants et les cafés qui la peuplent accueillent les bons vivants du sixième arrondissement parisien bien sûr, mais d’autres aussi, venus de plus loin. Le marathon des leveurs de coude y fait quelques étapes, dans la théorie des 42 bars visités en hommage à Antoine Blondin. En juin, ce sont les poètes qui, tenant marché non loin, s’engouffrent dans les estaminets aux ardoises alléchantes. Peut-être, ici comme ailleurs, la nuit est-elle devenue plus bruyante et moins chaleureuse, rythmée aux néons publicitaires de firmes qui ignorent et les muses et la fraternité de Monsieur Jadis. Linda Lê habite là depuis dix ans, un cinquième étage sans ascenseur, au-dessus de quelques toits baignés d’un timide soleil d’août. L’appartement, pour ce qu’on en voit, n’est pas bien grand : les livres emplissent les bibliothèques ou s’empilent, bien alignés, près du comptoir de la cuisine américaine.
C’est dans ce cocon soigné que la romancière passe le plus clair de son temps. La nuit ne l’attire guère, sinon pour aller au cinéma dont In memoriam, son quinzième livre (ou dix-huitième si l’on compte les trois premiers titres reniés), montre assez quelle passion elle lui voue. Paris l’a attirée pour ça : le cinéma, le théâtre, les arts, les livres. Les cafés, en bas de chez elle, lui sont plus une nuisance qu’un bonheur.
La jeune femme cache son regard sous un masque sombre, une frange qui lui mange le front et vient marier son noir à celui de ses yeux. Elle propose un café, n’en prend pas elle-même. Elle choisit le fauteuil le plus éloigné de la lumière, ouvre un paquet de Fine 120 dont elle fumera quelques cigarettes durant l’entretien. Il faut savoir donner son temps au silence quand on rencontre Linda Lê. Bien qu’elle se prête au jeu, on ne sent pas la romancière très à l’aise avec la conversation. Chaque mot qu’elle prononce semble venir d’un long puits en elle d’où elle a toujours quelque peine à l’extraire. Son visage, dans la quête de ce qu’elle a à dire, se fige, les yeux cherchent un appui dans le vide comme s’il leur revenait d’assurer la prise en rappel avec laquelle la jeune femme va descendre au plus profond d’elle-même pour agencer quelques phrases. On s’en voudrait presque de lui infliger pareil exercice. Ce n’est pas la première fois : Linda Lê nous avait ouvert la porte de son précédent appartement lorsqu’en 1995 nous avions réalisé autour d’elle le dossier du Matricule N°13. À 32 ans, elle publiait Les Dits d’un idiot et venait de perdre son père, resté au Vietnam.
C’est là-bas qu’elle est née, en 1963, à Dalat, ville du sud perchée à 1500 m d’altitude. Natif du nord, son père est venu s’y installer en 1954, lorsqu’après la victoire d’Ho Chi Min le pays a été divisé en deux, de part et d’autre du 17e parallèle. Il travaillait comme ingénieur pour les Américains. On sait la place que le père a dans l’œuvre de sa fille. C’est à lui qu’il est souvent fait...
Dossier
Linda Lê
La bouche d’ombre
Née au Vietnam qu’elle quitta à 14 ans, Linda Lê s’est emparée du territoire littéraire comme seule terre habitable. Une terre d’exil sans retour, où l’on n’aborde pas sans risquer de tout perdre. Son œuvre, d’une exigence noire, use de la fiction pour en explorer les gouffres les plus intimes.