Dès l’abord, l’écriture d’Olga Tokarczuk (née en 1962, figure reconnue de la littérature polonaise, elle a déjà publié en France deux romans), nous requiert, exige de nous une attention, une sorte de patience aux aguets. Précise, attachée à l’observation des moindres fragments du réel, paysages, objets, animaux, elle peut, subrepticement, se faire métaphorique, ayant recours aux images quand la réalité se laisse plus difficilement circonvenir. Comme une araignée tisse, patiemment et artisanalement, sa toile, elle dispose peu à peu les éléments descriptifs et narratifs qui, nous enserrant dans ces rets, nous permettent d’approcher les personnages et leurs secrets, leur trouble plutôt, leur inconscient.
Il s’agit, à première vue, d’un triptyque familial : la première partie nous présente Ida, guide touristique pour l’agence The Heart of Europe, qui conduit ses clients de Varsovie à Berlin, sur les traces d’un passé enchevêtré et complexe. Elle doit, suite à un accident sur une route enneigée près de la frontière tchèque, faire halte plusieurs jours chez un couple hospitalier, dans une maison isolée et presque vide. Alors qu’elle reprend pied difficilement, elle se retourne sur son existence, son enfance, son mariage raté, et veut décrypter, dans cette confusion d’événements, ce qui s’est réellement passé, ce qui l’a conduite à devenir ce qu’elle est, après plus de cinquante années. La seconde partie donne la parole à la mère d’Ida : le père, Petro, vient de mourir. Bloquée elle aussi dans un paysage que la neige et le gel isolent, elle se demande ce qu’elle peut faire de ce corps sans vie, couché calmement sur le lit conjugal. Elle décide d’écrire, chaque jour, dans la neige épaisse sur le flanc de la montagne, une lettre du message : PETRO EST MORT ! Dans l’attente, elle reprend elle aussi le fil de sa vie, remontant jusqu’à sa jeunesse maintenant lointaine, lorsqu’elle vivait dans cet autre pays, le sien, l’Ukraine - que les chocs de l’Histoire l’ont forcée à quitter. Maya, la fille d’Ida, se retrouve, elle, dans une île de Malaisie. Accompagnée de son fils de 12 ans, elle parcourt le monde, semble-t-il, pour préparer des guides touristiques. Nous pouvons dans un premier temps être désorientés par le contraste que met en place cette troisième partie : aux paysages de la montagne polonaise, aux congères et aux lointains masqués par les brouillards, ont succédé ici l’horizon d’azur mêlé de la mer et du ciel et la touffeur presque tropicale. Mais ce contraste s’efface peu à peu pour laisser place à de plus subtiles correspondances, à des échos plus profonds, des résonances - qui permettent aussi de contrer ce que cette construction en triptyque aurait pu laisser craindre de mécaniquement symbolique.
Ces trois femmes ont en fait en commun la même situation (au sens sartrien, existentiel du terme) : la solitude, l’introspection, une sorte d’atonie et d’inappétence face au présent. Peut-être partagent-elles une même douleur, liée à l’amour perdu, ou manqué - mais cela n’est même pas dit si nettement. Olga Tokarczuk décrit plutôt leur propension (que l’écriture rend à merveille) à se détacher de la réalité en même temps pourtant qu’elles la retrouvent, par un autre biais, par la méditation flottante, le souvenir, le rêve indistinct. Ces trois femmes sont à l’écart, comme si elles avaient fait un pas de côté, un pas au-delà : elle ne sont plus parmi nous, mais elles retrouvent, dans cet exil, une capacité neuve d’attention. Faisant l’épreuve de « la mort à l’essai », elles sont peut-être enfin, dans ces moments à la fois douloureux et exaltants, en vie.
Récits ultimes
Olga Tokarczuk
Traduit du polonais par Grazyna Erhard
Éditions Noir
sur blanc
255 pages, 18 €
Domaine étranger Nous, les mortels
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Thierry Cecille
Trois femmes semblables et différentes affrontent la familière étrangeté de l’existence et tentent d’avoir prise sur ce qui leur échappe, irrémédiablement.
Un livre
Nous, les mortels
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.