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Intemporels À vau-l’eau

mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93 | par Didier Garcia

Ce roman de l’inclassable Hans Henny Jahnn plonge le lecteur dans une étrange expédition, jusqu’au naufrage de la raison.

Le Navire de bois : le fleuve sans rives

Premier volet de l’immense trilogie Fleuve sans rives (gonflée par cette masse romanesque que sont les deux Cahiers de Gustav Anias Horn), Le Navire de bois a été conçu comme un tout autonome. C’est donc dans un roman indépendant que le lecteur s’embarquera sur ce radeau de la méduse, dissimulé sous les allures plus flatteuses d’un grand trois-mâts.
Dès le départ, Hans Henny Jahnn (1894-1959) s’emploie à rendre ce navire non pas seulement singulier, mais véritablement inquiétant. À peine s’est-il extrait du brouillard qu’il apparaît comme « Quelque chose d’irrationnel, de presque criminel. Une agression contre la société et ses opinions ». D’autant plus inquiétant d’ailleurs que trois semaines après son arrivée il se trouve toujours à quai, comme s’il redoutait de confier son bois à la mer. Mais brusquement, tous les protagonistes font leur entrée dans le roman : Waldemar Strunck (le capitaine), sa fille Ellena (âgée de 18 ans), son fiancé (Gustav, qui voyagera clandestinement, et qui, par son incompétence sur le bateau, rappelle le antihéros d’Ultramarine de Malcolm Lowry), et le subrécargue Georg Lauffer (que tous nommeront « l’homme gris », avec une angoisse teintée de mépris).
Ce petit monde à peine arrivé, voici que l’on procède à l’installation à bord d’une mystérieuse cargaison, placée aussitôt sous scellés (il n’en faut pas plus pour agacer l’équipage : la première mutinerie aura lieu avant le départ). Le capitaine se voit confier une mission particulière : mener cette cargaison vers un lieu ignoré de tous, apprivoiser ce navire qui n’a jamais pris la mer, et qui révélera bientôt de désagréables surprises à ses hôtes (les portes des cabines, par exemple, peuvent être ouvertes ou verrouillées à distance ; des tunnels géants s’ouvrent sous les lits et courent sur toute la longueur du bateau ; et des micros, dissimulés un peu partout, ne laissent à personne la moindre liberté d’expression…). Ajoutons à cela que le navire est guidé par un autre, qui lui délivre ses instructions au compte-gouttes, et que le fiancé d’Ellena croit surprendre à bord un autre passager clandestin : l’armateur lui-même. Durant les cent premières pages du volume, on croit avoir pris place dans un roman de Jules Verne, s’attendant même à voir s’ouvrir dans les murs des ouvertures secrètes.
Après plusieurs jours de navigation, une tempête d’une rare violence vient éprouver la résistance du navire. La phrase de Jahnn se fait alors d’une telle ampleur, tant par la fluidité de sa syntaxe que par ses emphases métaphoriques, qu’on ne sait bientôt plus si l’on se trouve encore sur la mer ou si l’on vient de basculer dans quelque mauvais rêve, dans le délire et les hallucinations visuelles d’un marin alourdi par des excès de cognac. Rapidement, alors que les éléments se déchaînent, les esprits s’échauffent. Les rumeurs vont bon train. Il se dit notamment que la marchandise montée à bord ressemble à des cercueils, lesquels pourraient bien contenir un peu de chair humaine… C’est alors que le roman s’ouvre pour accueillir des récits fantastiques, comme celui de Kebad Kenya, qui souhaite dévorer la chair de ses propres cuisses et qui a décidé de « mourir sans l’aide de la mort ».
Les événements évoluent ensuite de manière labyrinthique, comme s’ils étaient livrés au seul vouloir de l’océan. Sans prévenir, Ellena disparaît. Aux dires du subrécargue et des hommes de veille qui n’ont croisé personne sur le pont, elle n’a pas quitté sa cabine après leur entretien. L’évidence est pourtant là, en dépit de la logique : Ellena a disparu. S’est-elle donné la mort ? A-t-elle été enlevée, puis assassinée, comme le prétend un matelot ? À la fin du roman, le lecteur n’en saura pas davantage, de même qu’il n’apprendra ni ce que cachait cette cargaison, ni vers quelle destination elle faisait voile. Ce qui règne à bord désormais, c’est le mensonge : « Le Maître du mensonge, la source originelle des convoitises, avait enveloppé le navire d’un effronté réseau de mailles. »
Naturellement, Gustav va mener l’enquête, fouiller le bateau de fond en comble, chercher une cloison secrète, une trappe dissimulée, explorer un conduit qui ne mène nulle part. Le tout en vain. Mais pendant cette recherche obstinée, que l’on vit surtout dans les pensées confuses de Gustav, on oublie la mer (ce n’est pas bon signe), et ce n’est que lorsque le navire fait naufrage qu’on la retrouve enfin, plus ténébreuse que jamais.
Depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, on sait qu’il faut s’abstenir d’expliquer l’œuvre par la biographie de l’auteur. Ici, on en est quand même tenté. Lorsque Jahnn écrit Le Navire de bois (entre 1934 et 1936), il a quitté l’Allemagne nazie et trouvé refuge sur l’île danoise de Bornholm. Ce navire maudit pourrait bien symboliser l’Allemagne elle-même, menée à sa propre perte par qui l’on sait. À moins que ce roman ait voulu révéler au lecteur ce que compte d’absurde toute aventure humaine - un absurde qui hésite entre Beckett et Kafka. Quelle que soit la signification que le lecteur donnera à ce roman, sa lecture lui aura offert cette expérience troublante d’une écriture fouillant l’âme humaine jusqu’en ses moindres recoins, et l’emmenant là où la raison n’a plus prise. Une phrase capable, qui plus est en pleine tempête, au beau milieu de l’océan, de lui faire oublier la mer. Capable en somme de sortilèges.

Le Navire de bois
Hans Henny Jahnn
Traduit de l’allemand par René Radrizzani
José Corti,
« Les Massicotés »
256 pages, 10

À vau-l’eau Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°93 , mai 2008.
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