Depuis le siège de quels « espaces mentaux » jaillissent ces personnages de papier qui affolent notre libido imaginative ? Quelle Vénus inspire au prosateur intrigue, digressions et dénouement ? Et si, contre toute attente, les lignes de la main renfermaient toutes ces microfictions qui lestent nos têtes et nos bibliothèques ? Peut-être avons-nous, à l’instar de Cipriano Parodi, sur quelque branche de notre « arbre généalogique », une « grasse gitane de Feltre » experte en chiromancie ? Et, comme ce jeune « constructeur de destins », auteur de L’Entrepôt des Turcs, peut-être sommes-nous condamnés, au détour d’un tracé indissoluble, à affronter un ennemi, fût-il incarné ou incréé ? Nous-même, le romancier Caspar Jacobi ou, pire, un fieffé mystificateur, l’invraisemblable Alberto Ongaro (1). À moins que l’ennemi ne prenne la forme d’un livre infernal ; un livre intitulé Le Secret de Caspar Jacobi…
Orphelin pris dans l’étau d’une éducation duelle, entre deux tantes, jeune héritier d’une famille de maîtres vitriers dont la fabrique, Specchi Veneziani Parodi, regorgeait de miroirs, Cipriano Parodi est investi d’une « vocation de narrateur précoce ». Fort d’un imaginaire fertile, en dépit des sombres prédictions de la comtesse Zobenigo et des entourloupes d’un improbable zombi, il répond à l’invitation inespérée de Caspar Jacobi, une éminence du roman populaire outre-Atlantique. Une fois à New York, une secrète apparition, la « mariposa blonde et printanière » Stella Martin, accompagne notre Vénitien jusqu’au hall de l’hôtel Algonquin. Le lendemain, Cipriano se rend au bureau de Caspar Jacobi, « Alexandre Dumas réincarné » qui, après des considérations émaillées par l’intrusion d’une « toux incompréhensible », lui propose un étrange contrat.
Oscillant entre le Faust de Goethe et Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, Le Secret de Caspar Jacobi enrôle le lecteur dans une partie d’échecs que scelle un pacte romanesque inextricable. Ainsi, moyennant « quatre mille dollars par mois », Cipriano Parodi s’engage à n’être qu’un des nombreux ghost writers de Jacobi ; un des « pâles exécutants » qui cèdent l’exclusivité de leur inspiration à sa « fabrique d’idées ». Rien, pas même la trame jalousement dépliée de « Baron Samedi », le projet d’un second roman contant les péripéties new-yorkaises d’un « marin de la Guadeloupe », n’échappera au vampirisme littéraire de Jacobi. Ni les métamorphoses de Jean Hellequin, « comte, brigand et coureur de putes », autrefois « diable médiéval », dont dérive le nom d’Arlequin, ni l’histoire de la quête obsédante de Thorax, « the strongest man in the world », n’apaiseront sa soif. Et le « masque brisé » de Stella Martin, la disparition mystérieuse d’un ex-collaborateur, deux photographies, l’une d’une « très belle mulâtresse » l’autre d’un « chien-loup », ne feront qu’accentuer l’impudente curiosité de Cipriano.
Quelle est la biographie de Caspar Jacobi ? Qui est cet homme célèbre qui, chaque mercredi, à « dix-sept heures vingt », disparaît en se drapant derrière un mystérieux rendez-vous ? Quel est le dessein de celui pour qui la « haine est un sentiment fécond » qui « peut produire de bonnes choses » ? Enchevêtrement de récits inachevés, Le Secret de Caspar Jacobi flirte avec le roman d’enquête ; une enquête qui n’exclut ni la légende ni le fantastique. Flanqué d’Andréas Paléologue, un voisin irascible féru d’héraldique, Cipriano Parodi s’obstine à vouloir percer le secret de Jacobi. C’est alors que surgit le mot « esquiver » et son origine francique : « Skiuhjuan ». Skiukjuan, cette « déesse protectrice des écrivains monténégrins de nature roublarde, mariés à des mulâtresses aux yeux d’émail ». Puis le souvenir du bruit selon lequel un « certain Barbot », fils d’un prêtre et d’une prêtresse du culte vaudou, était capable de se « transformer en chien, quand et comme il voulait »…
Tissé de nombreuses mises en abyme, Le Secret de Caspar Jacobi d’Alberto Ongaro s’engouffre dans toutes les impasses de la vraisemblance. À tel point que, pour Cipriano Parodi, « il semble vraiment que réalité et imagination marchent de concert ». Caspar Jacobi existe-t-il vraiment ? Quels liens entretient-il avec cette mulâtresse inaccessible et ce chien-loup d’une « splendeur sombre et mauvaise » L’a-t-il inventé ? Tout n’est-il qu’un « mensonge vivant » ? À moins qu’il n’ait lui-même « atterri à New York ou dans la trame, dans l’échafaudage d’un roman que Caspar était en train de construire et qui avait Cipriano Parodi parmi ses personnages »…
(1) Du même auteur, La Taverne du doge Loredan (Anacharsis, 2007), lire Lmda N°81
Le secret
de Caspar Jacobi
Alberto Ongaro
Traduit de l’italien
par Jean-luc Nardone
et Jacqueline
Malherbe-Galy
Anacharsis
270 pages, 17 €
Domaine étranger Stratégie de l’échiquier
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Jérôme Goude
Étrange récit à tiroirs, Le Secret de Caspar Jacobi d’Alberto Ongaro oppose un jeune auteur vénitien à un maître insatiable dans un duel où l’imaginaire semble damer le pion au réel.
Un livre
Stratégie de l’échiquier
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.