Ernest est, en cette année 1966, le serveur fidèle et impeccable d’un grand hôtel suisse, où il officie depuis des lustres. Pourtant sa vie, qui semble n’avoir jamais varié, a connu, en 1935, un intense bouleversement : la rencontre avec Jacob. Un peu plus jeune que lui, d’une beauté irrésistible, celui-ci nous rappelle Tazio dans La mort à Venise, ou le jeune homme de Théorème - sans sa dimension spirituelle. Précis, juste, le récit prend corps autour de l’aventure sensuelle brûlante qui unit les deux hommes - « c’était là le bonheur, une faveur du destin » - et précipite aussi Ernest dans le malheur : après un progressif éloignement, Jacob devient l’amant d’un client de l’hôtel, le romancier Julius Klinger, âgé et marié, fou amoureux du jeune homme et qui devient un torturant rival. Tandis que l’Allemagne fuie par Klinger s’enfonce dans le nazisme, les personnages, inconscients du destin qui attend l’Europe, vivent âprement leurs passions. Sulzer nous entraîne dans le sillage mélancolique d’Ernest, cet homme isolé - seule une cousine à qui il sert de confident le visite parfois - livré à des aventures sexuelles sans joie, muré derrière son quotidien de serveur stylé, à qui « il arrivait de pleurer silencieusement au cinéma, mais ce n’était qu’un réflexe, une douleur irréelle, qui ne signifiait rien, ce n’était ni oppressant ni libérateur. » La tonalité poignante du récit tient à cet art de décrire la blessure secrète d’Ernest : un silence habité par le passé, ce « passé enfermé dans le souvenir lointain de Jacob comme dans une armoire obscure. Le passé était précieux, mais l’armoire était fermée ». Un garçon parfait a la tenue frémissante d’un roman classique à la Zweig, qui dit la tragédie des êtres quand ils rencontrent l’amour.
Une garçon parfait d’Alain Claude Sulzer
Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann
Éditions Jacqueline Chambon, 237 pages, 18 €
Domaine étranger Un amour à taire
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Delphine Descaves
Un livre
Un amour à taire
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.