S’il était peintre, Israël Eliraz pourrait bien être proche d’un Morandi. Avec ce dernier recueil il s’inscrit de nouveau dans le cercle de ceux que le réel obsède par sa proximité immédiate, sa simplicité évidente, et en même temps sa résistance à se laisser dire, à se laisser saisir à travers un ordre symbolique, langagier ou autre. Des vers aussi dépouillés et économes que le sont la palette chromatique et le dessin des natures mortes au pot et à la carafe, émerge un univers pauvre où se tiennent quelques objets élémentaires : la table, la lampe, la sandale, la fourmi, le mimosa. Rien que cela, il faut déjà s’en débrouiller, en venir à bout dans la transposition vers le poème, en faire le tour, ou plutôt le percer jusqu’au cœur supposé mais jamais atteint : « Objets élémentaires, spontanés / mots insignifiants, fictifs / noms, signes, gestes / tout ça est « comme la surface pure d’une eau profonde ». » Ce qui semble soutenir l’acte de l’écriture, c’est cette impression d’un « L’immense à empoigner », là, immédiatement, « sous la peau ». Impression que les poètes, eux, ne tentent pas de domestiquer mais qu’ils transforment en une œuvre, qu’ils font résonner dans des vers, à l’image de la manière qu’ils ont de la vivre.
Pour Israël Eliraz il s’agit d’un tourment bien davantage que d’une joie ; la tension vers les « vraies choses », le désir de rendre compte, de capturer « le format » de la tristesse ou du feu, de parvenir jusqu’au « terrible nœud / de la chose tenant / la forme », ne trouvent pas véritablement à se déployer. Sans doute est-ce à cause d’une autre tension, celle qui oppose un démenti à la quête d’un absolu quelconque. En bon lecteur de Wittgenstein, le poète se doute bien que la transcendance, que « l’immense » prétendument enfoui sous les choses, est un leurre ; et que la récursivité, l’intransitivité, l’immanence sont les propriétés réelles des objets et du monde : « qui, sauf Wang Wei, parle encore / de l’ultime vérité // ou de l’envers du feu ? // Une fourmi est contenue dans / une autre // (…) Le sept contient / SEPT. » Rien à chercher au-delà des apparences, inutile de piéger ce qui s’exhibe dans son évidence sans profondeur.
Mais cette modeste vérité n’est pas (elle le pourrait !) facteur d’apaisement ; voilà qui semble entraîner peur, crainte, angoisse, - et cri ; autre champ sémantique où se cultive la difficulté de vivre, difficulté existentielle et donc biblique que la culture judaïque du poète ne manque pas de rejoindre : « Dans ma détresse je crie / comme le petit Hébreu // en pleine tempête, / j’ai peur ». Dans un dialogue émouvant avec le psalmiste qui sous-tend le recueil, le cri est présent, il est analysé en son anatomie inattendue, « avant qu’il ne disparaisse », ou lorsqu’il « se forme ». La bouche ouverte dans le cri, celui des papes de Bacon peut-être, ou celui de Munch, le cri atroce venant des profondeurs, est le leitmotiv névrotique d’un poète qui se voudrait pourtant « une bouche débordée / de boue vitale ».
Cependant, l’écriture est toute en retenue, faite de jeux de silences et de rares paroles. Y compris lorsque Eliraz aborde le thème de l’amour qui touche - maladroitement - à sa fin (« Ce qui devait arriver n’est / pas arrivé // On ne sait plus comment / finir l’histoire »), et de la femme, mystère « insupportable » (« Sur ton front, femme, / foulard de feu »), le poète s’efforce au calme, à épier le fourmillement incessant de ce qui peut être vu. Car ce qui importe, en fin de compte, c’est le « dehors » ou « là » ; se tenir dehors c’est-à-dire dans le monde, basculer son corps du côté de ce qui est, parvenir à être chose parmi les choses, prendre le parti de « l’ouvert », enfin : « ne faire que vivre ». Le langage même devient de trop, inévitablement, lorsqu’ « il est temps d’y être comme / la lampe dans le vide / ne faire qu’être dans l’immensité de l’effort ».
Dehors
Israël Eliraz
José Corti, 128 pages, 16 €
Poésie Le corps bascule
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Marta Krol
Contenue, précise et chargée, la poésie d’Israël Eliraz tient de l’ontologie et de la métaphysique.
Un livre
Le corps bascule
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.