Le premier poème qui ouvre D’un perpétuel hiver semble d’abord le plus loin de ce que l’on reconnaît depuis presque vingt ans de la voix d’Emmanuel Mosès : apparaît la figure d’un guerrier « sur les chemins de Bourgogne et de la Beauce/ Paris promettait tout aux fils de France/ on martelait des lames on fondait des canons (…)/ les glorifiaient la partie avant de louer Dieu ». C’est le sol natal qui remonte comme une fièvre à la tête des hommes, jusqu’à les tromper. Mais au milieu de ce « Feu dans l’enceinte du sanctuaire », déjà, « les jeunes personnes lorgnaient vers toi en bel uniforme/ leur missel à l’envers sur les genoux ». Le désir, comme une lente basse sous-jacente, revient ironiquement décaler la scène de ces fils de la nation et rendre plus vain leur combat, jusqu’au « moment où ils se firent chair commune ». Plus loin, dans la lumière presque fade d’un « platane à moitié dépouillé/ dans une avenue animée et bruyante », s’annonce « Monsieur Néant », tel que nous l’avions rencontré dans Dernières nouvelles de Monsieur Néant (Obsidiane, 2003) : « ce personnage au costume étriqué coiffé d’un chapeau qui comme on dit a connu des jours meilleurs dégage une telle énergie qu’elle attire irrésistiblement sur lui tous les regards avant de les rejeter par une sorte d’effet ressort à une grande distance », le revoilà, nous l’imaginons tête nue, rêvant, « abreuvé de silence et de brûlante solitude/ au comptoir d’un pub de Hampstead/ (écrivant) une élégie sur des ronds de bière/ que j’égarais le lendemain durant une promenade ».
Le style de Mosès est empreint de nonchalance, qu’il diffracte par le surgissement d’un effet comique, ou par celui d’une situation invraisemblable. Le poème replie l’effet lyrique du récit sur quelques descriptions quasi littérales de scènes, d’atmosphères vagues, bruits d’un temps lointain où « gamin courant nu-pieds à l’appel de l’horizon/ je traversais un champ puis un près/ suivi au loin par un grand cheval noir ».
Chez Mosès, l’enfance est une pelure d’oignon jadis questionnée comme le dernier pendant de l’esprit, les portes qui s’ouvrent battent contre le rien : « ni murs ni plafond/ pas même un plancher où poser les pieds/ et pourtant les cœurs ont battu dans les chambres ». Mais le deuil, l’éloignement d’une joie naïve, l’attrait du désabusement, trouvent leur justesse en écartant d’eux-mêmes le pathos qu’ils contiennent. Chacune des parties de ce livre, composé parfois de poèmes dialogués, de micro récits en prose, s’émancipe depuis « une route bordée de croix et semée de charognes » où sa langue, écrit-il, « roule/ je fourche/ j’aime je défroisse/ le grand tissu nocturne ». Reste que la lecture de ce large drap sombre est vite retournée : une sorte de Buster Keaton triste sort de ses poches quelques papiers détrempés par la pluie, illisibles. Toute la douce arrogance de Mosès se tient dans cet air de rien désillusionné, qui aura su éloigner le cuivre de la lyre. La dure réalité rugueuse, sait-il, revient toujours comme retour du bâton poétique. C’est sa leçon favorite, à laquelle répond l’un des doubles de M. Néant, « Gaï Rilov : ce nom surgit de temps en temps en moi de l’eau noire, étale, qui n’est ni le stock des souvenirs ni le gouffre de l’oubli ». Ainsi les fragments du passé « circulent comme un banc de poissons » et, en dernière instance, laisse filer la voix sans la ponctuer : « Sur la lande nous trouvâmes un sentier des ajoncs poussaient à notre gauche du genêt et des fougères à notre droite ou l’inverse puis l’inverse », indifféremment « le dos tourné au néant/ si vivant ».
D’un perpétuel hiver d’Emmanuel Mosès
Gallimard, 132 pagges, 17 €
Poésie Cœurs brisés
avril 2009 | Le Matricule des Anges n°102
| par
Emmanuel Laugier
D’un perpétuel hiver, livre faussement lyrique, revient vers Monsieur Néant, double kafkaïen d’Emmanuel Mosès, aussi romancier et traducteur.
Un livre
Cœurs brisés
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°102
, avril 2009.