Avant que le roman commence, un arbre généalogique fait office de GPS : d’une liaison entre la duchesse de Candale (favorite de Marie-Antoinette) et Baptiste Morot (abbé de cour devenu conventionnel, puis ministre de l’empire et enfin anobli) jusqu’à Jean-Philippe Morot-Chandonneur, qui naît en 1910 et se fait appeler Moreau (on comprendra plus tard que cette neuve orthographe marque son désir de peuple). Fameuse lignée, semble-t-il, du genre qui donne son nom à un métro parisien - oui, cette station dans laquelle Marguerite Duras tourna un film, et qui est comme la dernière empreinte des Morot-Chandonneur dans l’histoire de l’art. Bernard Minoret et Philippe Jullian ont eu la riche idée de mêler le continuum romanesque à l’art du pastiche : de Sade à Ionesco, 46 auteurs viennent successivement relater un épisode. Cela peut se faire en saynète, comme chez Musset (Il faut toujours laver son linge sale en famille), ou en poésie, comme chez Hugo (qui, dans ses Châtiments, pourfend « évidemment » l’abjection des Morot). Cela montre toujours la grande érudition des auteurs, et très souvent leur finesse de trait : revoilà les outrances feuilletonesques de Dumas (« Alors Morot poussa ce soupir que les hyènes font dans le désert après les ouragans de sable »), Zola qui transpire après la Femme Mourot (« L’aristocrate ennuyée, la femme inassouvie se révoltait en elle »), les Goncourt qui dissèquent le Comte son mari (« Visage fin, crispé par la peur du laid »), lequel sera encore reçu à l’Académie par un Valéry bouffi de passés simples (« Vous nous donnâtes des ouvrages d’une saveur parfaitement mûrie, tant par la réflexion que par l’attique connaissance du monde »)… Sans oublier Gide batifolant dans le désert (« je glissais, je courais jusqu’à la noria débordante de Psoryasis spongieux. Là m’attendait Ali mon ânier »), et Breton, acharné à débusquer le merveilleux, essayant « d’échapper aux yeux d’une très belle femme dont le sourire était le contraire parfait de celui de Nadja ».
Comme si tout cela n’était pas encore assez drôle et brillant, chaque chapitre s’ouvre d’un dessin à la manière de : car les Morot excitèrent bien sûr les pinceaux des impressionnistes comme ceux de l’Art Brut (« Bernard Buffet plut à Jean-Philippe car il sut lui donner l’air vraiment pauvre »). C’est à Philippe Jullian seul qu’on doit ces illustrations : il se fit connaître comme caricaturiste, il venait d’une famille protestante et très respectable (Camille Jullian père, académicien) ; lui le fut moins, attaché qu’il était aux figures fin-de-siècle (comme Lorrain dont il se fit biographe), aux travestissements (il donnait des conférences déguisé en dame d’œuvres), aux jolis Allemands pendant la guerre. Il avait peut-être tout pour se griser de ce vrai-faux roman d’une dynastie déchue, qu’il pouvait imaginer sans peine enrichie sous Louis-Philippe par une banque véreuse, avant que Barrès chante « l’armature morale d’une famille de France élue entre toutes ».
Les Morot-Chandonneur de Philippe Jullian et Bernard Minoret, Grasset,
« Les Cahiers Rouges », 298 pages, 9,80 €
Textes & images Récits travestis
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Gilles Magniont
On réédite les Morot-Chandonneur (1955) : une jouissive saga illustrée, toute en pastiches et débris de bourgeoisie.
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Récits travestis
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.