Roberto Calasso, vertige de l'ubiquité
Parmi toutes les amitiés qui ont jalonné le cours de la vie de Roberto Calasso, nul doute qu’il en est une qui occupe une place privilégiée dans son panthéon intime, celle de Roberto Bazlen. Cet homme de lettres originaire de Trieste est connu des initiés pour avoir renoncé à publier une œuvre personnelle (Daniele del Giudice, a esquissé un portrait de lui dans son beau et énigmatique roman Le Stade de Wimbledon, qui narre un voyage à Trieste sur les traces de cet écrivain sans livre). Homme d’une culture immense, lecteur infatigable « dont la présence contraignait les autres à penser », il a eu une forte influence sur le jeune intellectuel qu’était Roberto Calasso au tout début des années soixante. Entre l’étudiant en lettres et le conseiller éditorial de la grande maison d’édition Einaudi, la rencontre qui a eu lieu à Rome où tous deux vivaient a été décisive. Elle orientera le cours de la vie de Roberto Calasso.
C’est dans une famille d’universitaires que celui-ci voit le jour à Florence en 1941. Il est le deuxième de trois enfants : son frère aîné travaillera dans le spectacle et enseignera le théâtre à l’université et sa sœur cadette fera une carrière de professeur de civilisation islamique à l’Université de Rome. Francesco Calasso, son père, est professeur de droit à Rome, doyen de la Faculté. En plus de son enseignement, il dirige l’édition d’une importante encyclopédie de droit, La Giuffrè : « C’était une entreprise colossale, plusieurs dizaines de milliers de pages. Elle a été achevée peu de temps après sa mort, en 1965. » Le grand-père maternel, Ernesto Codignola, est professeur de philosophie à l’Université de Florence. Il est le fondateur d’une maison d’édition universitaire, La Nuova Italia. « C’était une sorte de University Press, quelque chose qui n’existait pas en Italie à cette époque et qui se consacrait à l’histoire, la philosophie, la pédagogie. Quelques-uns des textes les plus importants de Hegel, dont La Phénoménologie de l’esprit, ont paru là pour la première fois en Italie, parfois traduits par Codignola lui-même. » La mère de Roberto Calasso a elle aussi suivi un parcours universitaire jusqu’à la rédaction d’une thèse en littérature grecque sur Plutarque, dirigée par deux grands philologues, Giorgio Pasquali et Ettore Bignone.
« Les travaux de Mario Praz sur les emblèmes et sur l’histoire des images ont beaucoup compté pour moi ».
Roberto a donc grandi dans une maison où les livres abondaient, où ils étaient un élément naturel du quotidien : « Ce contexte m’a évidemment aidé. Dans la maison, il y avait une pièce entière réservée aux livres de droit ancien de mon père qui lui étaient utiles pour son travail. Il y avait là des textes des XVIe et XVIIe siècles, des in folio plutôt impressionnants, intimidants… De l’autre côté, mon grand-père Ernesto Codignola avait lui aussi une bibliothèque remarquable dont il a fait don à l’École Normale de Pise. Mais j’ai conservé quelques ouvrages que je lui...