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Zoom L’un pour l’autre

octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107 | par Sophie Deltin

Le très beau premier roman du Néerlandais Gerbrand Bakker sur la lente insurrection d’un paysan contre une existence qu’il s’obligea à vivre à la place de son frère.

Là-haut tout est calme

Une ferme dans le nord de la Hollande. Des paysages mouillés, des routes désertes, un silence d’enclume où entre ciel et terre, tout se tient, immuable et comme en suspens. Là un paysan esseulé dévide ses gestes, habités de mille ans d’âge à force de monotonie. Le labeur de Helmer van Wonderen, dont il s’acquitte jour après jour avec une constance mécanique, ce sont les tâches de la ferme mais aussi les soins qu’il prodigue à un père devenu grabataire, « délabré ». Dans ce décor figé à perpétuité, froid et désolé, couve pourtant quelque chose comme une cendre mal éteinte. Une amertume empoisonnée. L’annonce « J’ai mis papa là-haut » ne marque pas seulement le début du roman, elle nous introduit à la décision prise par Helmer de changer la décoration de sa maison, ainsi que, plus subtilement, à la transformation en cours de son destin. « Durant toute une moitié de mon existence, se dit Helmer, 55 ans, je n’ai pensé à rien. J’ai remis tous les jours ma tête sous les vaches. En un sens, je les maudis, ces vaches, mais elles sont ailleurs pleines de chaleur et de sérénité, quand, front appuyé contre leur flanc, on leur met la trayeuse. » L’autre vie - les études (la poésie) et la ville (Amsterdam) qu’il aurait pu choisir - s’est engloutie le jour où Henk, son frère jumeau, paysan dans l’âme, ce qui l’a vite désigné comme l’héritier parfait, le fils préféré, s’est tragiquement tué en voiture. La place devenue vide, c’est logiquement à lui, Helmer, « le second choix », qu’il est revenu de la combler - par substitution donc, comme s’il suffisait de mettre une personne à la place d’une autre pour espérer réparer une histoire qui a mal tourné. Helmer aurait-il pu faire une objection à ce scénario imposé par un père brutal et acariâtre ? Les décrets, l’autorité et les obligations familiales nous exonèrent parfois de l’écrasant fardeau de notre liberté, laisse entendre Bakker, et comme le reconnaît lui-même Helmer : « J’ai toujours laissé les choses suivre leur cours ». Mais quand ignoré de tous, on n’a toujours compté que pour rien, n’est-il pas finalement plus facile, plutôt que de prendre acte de ses propres désirs, de se conformer à ceux qui ne sont pas les siens, quitte à se couler dans le rôle de l’autre - la place du mort ?
La patience d’une colère capable de défaire les lignes.
Roman sur la déchéance de la vieillesse, la disparition et le manque incommensurable, Là-haut, tout est calme décrit aussi les ambivalences et les complexités de la gémellité : quand le temps de la complicité fusionnelle (« Nous appartenions l’un à l’autre, nous étions deux garçons et un seul corps ») fait inévitablement place à celui de la dépossession et de l’asymétrie - avec l’arrivée de Riet, la petite amie de Henk, « Nous étions désormais deux jumeaux et deux corps » déplore Helmer.
Entre le piège d’une ressemblance partagée jusque par delà la mort - l’absence de l’un devenant le miroir où celui qui reste, déjà « diminué de moitié », s’entrevoit mort - et le drame que constitue l’arbitraire de la préférence (pourquoi malgré notre exacte ressemblance, était-ce lui le préféré du père, et pas moi ? se demande de façon lancinante Helmer), c’est là, en écho de cette blessure inaugurale, que l’écrivain néerlandais déploie ce style contenu et épuré qui le révèle aujourd’hui au public français : une prose taciturne, débarrassée de toute grandiloquence et de toute hâte, où les images les plus percutantes proviennent de ce qui est à portée de main et de regard, simples gestes, déplacements du corps, mais aussi champs de visions d’une nature dont la présence étale, immobile et souvent désolante de tristesse, donne l’impression de clouer le temps à la roue du mal-être.
Une écriture de la mélancolie où le vide qui s’égrène reste cependant taraudé, scandé par une inquiétude, une nervosité rentrée : rien de précis, juste des ondoiements, des murmures de ressentiment qui affleurent au fil des pages - la patience d’une colère capable de défaire les lignes et d’ouvrir les espaces. De fait, il suffira d’une lettre, celle que Helmer reçoit de la part de Riet, l’ancienne fiancée de son frère sortie saine et sauve de l’accident, pour rouvrir les plaies du passé et réactiver les regrets… Roman de la résignation et du sacrifice, Là-haut, tout est calme se présente donc surtout comme le récit de l’érosion silencieuse de ce genre de consentement que l’on fait un jour à une existence d’emprunt, au détriment d’une autre vie possible que l’on n’a pas osé vivre. Mais peut-on, passé un certain âge, « devenir quelqu’un de nouveau » ? Comment avoir le courage de rompre, de tout « bazarder » pour recommencer et enfin « apprendre à faire les choses par soi-même » ? Entre douleur inamovible et conquête du mouvement, le roman de Bakker dit le désir d’évasion d’un homme en lever d’interdit, sur le chemin enfin de « ce que (son) cœur (lui) dicte ».

Là-haut, tout est calme de Gerbrand Bakker
Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham
Gallimard, 352 pages, 21,90

L’un pour l’autre Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°107 , octobre 2009.
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