Colum McCann, un ciel en chantier
Le rendez-vous est donné dans un charmant hôtel parisien du sixième arrondissement où l’auteur prend ses quartiers durant ses passages en France. Visiblement fatigué par le rythme des nombreuses rencontres qui lui sont consacrées à travers l’Hexagone, il ne souhaite pas pour autant ralentir la cadence. Soucieux de ceux qui l’entourent, le romancier s’avère plein de tact et de curiosité. Il s’interroge sur le rapport des Français à la littérature, parle pêle-mêle du succès surestimé de Houellebecq et de la mise en péril de la démocratie américaine au cours de la dernière décennie. La conversation s’oriente très vite sur les enjeux d’une œuvre tout entière vouée aux autres. Une humanité faite de souffrances et de joies que Colum McCann s’échine à sonder depuis bientôt quinze ans, à travers une prose située quelque part à mi-chemin entre obsécration et déréliction.
Votre nouvel ouvrage, Et que le vaste monde poursuive sa course folle, a souvent été réduit dans la presse à une grille de lecture strictement politique et historique. En choisissant de placer le World Trade Center au cœur de votre roman, ne preniez-vous pas le risque d’une réception tronquée ?
Finalement, ça le réduit seulement si l’imagination du lecteur le réduit. Parce que lorsque vous placez les trois mots « World Trade Center » sur la page, cela apporte encore du sens, et - pourrais-je dire - une sensation sur la forme. Aucun autre événement n’a été autant photographié, résumé et glosé dans toute l’histoire du vingtième siècle. On a vu les images partout dans les médias. Chaque mouvement a été disséqué, montré en gros plan. Pourtant, il reste encore du sens à mettre sur tout ça.
Au fond, on pourrait aller jusqu’à dire que c’est aussi un roman sur la tyrannie de l’image.
Le jour où je suis allé au supermarché, le 11 septembre, il n’y avait soudainement plus de poudre aux yeux, plus de place pour l’artifice. Il n’y avait plus personne autour de moi. On ne voyait même plus de chiens errer dans les rues ou sur les ponts de Manhattan. Vous descendiez une deuxième fois pour voir, et rien n’avait changé. Toujours personne. Quand vous passiez votre doigt sur la fenêtre de l’appartement, vous n’y collectiez qu’un tas de cendres et de poussières. Toutes ces images appartiennent à chacun d’entre nous, chacun selon son propre ressenti, d’après l’expérience qu’il a vécu. Vous parlez de la tyrannie de l’image. Pour moi, en tant qu’écrivain, la tyrannie était de savoir comment créer quelque chose quand toutes les autres choses sont créées sur l’interprétation et la subjectivité. J’ai parlé de poussières toute à l’heure, mais ça aurait tout aussi bien pu être de la chair, des résidus humains. Ces images-là vous hantent pendant longtemps, après cela dépend ce que vous en faites. Comment créer quelque chose qui a un sens quand ces images ont un tel ancrage dans le réel et dans l’émotionnel ? Est-ce que c’est une question de temps, de recul, ou bien faut-il...