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Domaine étranger Au temps de l’hallali

janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109 | par Sophie Deltin

Fuyant Vienne, Veza Canetti, la femme du prix Nobel de littérature, a tiré de son exil forcé un récit empreint d’amertume et d’effroi.

Quitter le pays. » Telle est l’injonction à laquelle le couple Caïn doit se soumettre. C’est « un crève-cœur » pour tous ceux qui, coupables d’avoir « les cheveux noirs » et « un nez point romain », sont devenus des proscrits, mais « … c’est pour l’écrivain qu(e cela) l’est le plus, remarque Eva, tout entière dévouée à son mari Andreas, un écrivain renommé. La langue est son âme, le personnage né de sa plume est son corps. Il ne peut respirer qu’en un lieu où sa langue est vivante, et sa propre vie s’éteint lorsqu’il ne comprend plus et n’est plus compris. »
Écrit dans les premiers mois de son exil à Londres en 1939, après qu’elle a quitté précipitamment Vienne avec son mari Elias Canetti, Les Tortues ne sera publié qu’en 1999, soit bien après son décès en 1963. À travers ce récit empreint d’amertume et d’effroi, tiré à l’évidence des souvenirs personnels de cet exil forcé, Veza Canetti dépasse cependant largement les cadres de l’autobiographie pour livrer une parabole cruelle sur le pouvoir, le délire à l’œuvre dans l’Histoire. « Nous sommes au XXe siècle et il se déroule une étrange battue. Scène de chasse chez les chasseurs de têtes, parmi les sauvages ? Non, nous nous trouvons parmi les Allemands. » L’Autriche vient en effet d’être annexée au IIIe Reich, et Vienne, réputée « jadis la ville la plus gaie d’Europe centrale », est désormais défigurée par la haine raciale, l’absurde et l’arbitraire. Les chemises brunes envahissent les rues, les drapeaux sont accrochés aux maisons, les croix gammées sont même gravées au fer rouge sur la carapace des tortues. Andreas en achète un jour un panier entier pour les sauver de cette humiliation. L’endurance, le sang-froid de la tortue, dont la présence est récurrente dans le livre, deviennent effectivement au fil des pages une métaphore convaincante du sort réservé aux juifs « On a beau les pourchasser de toute éternité, impossible de les exterminer » semble se convaincre Andreas. Animal supérieur en ce qu’il transporte sa patrie sur son dos, la tortue reste cependant une proie aisée pour les rapaces…
Des croix sur la carapace des tortues.
Dans ce tableau hostile, surgit Hilda, la fille du banquier de la maison voisine. Littéralement subjuguée par Andreas, elle va échafauder un plan « farfelu » et quasi improbable de sauvetage hors de l’Autriche, à bord d’un aéroplane. « Nous survolerons le pays et le quitterons avec mépris. De là-haut, nous lui cracherons dessus ! » s’exclame la jeune fille dont la beauté pleine d’exubérance est le premier affront à « l’aberration » qui s’installe. Pour y parvenir, elle tente de séduire le vénéneux Pilz, un officier SA, vil et cupide, qui vient d’emménager chez les Caïn, les mettant bientôt à la porte. Mais comment fuir quand on ne peut entrer nulle part ? Car il faudrait recevoir le visa à temps. Car il faudrait persuader le frère aîné d’Andreas de partir avec eux, Werner, un géologue passionné, mais bourru et intransigeant dans son refus de quitter les pierres qui font sa terre (« leurs décrets ne régiront pas mon âme. Aucune loi, aucun alphabet ne me séparera de ma patrie… »). En évoquant l’acharnement des mesures chaque jour édictées contre les juifs, l’auteur n’édulcore rien, ni la foi docile et idolâtre de la part d’un peuple « crétinisé » par « ces nouveaux roitelets » « dans leur costume de guignol », ni la peur ni l’angoisse de vivre dans un pays « où le meurtre apport(e) au meurtrier une promotion ». Le sens du sarcasme dont Veza Canetti fait preuve dans de multiples séquences du livre, n’en aiguise que plus davantage l’acuité douloureuse qu’elle déploie à faire voir la mise au ban systématique des juifs comment ils furent méthodiquement expropriés des lieux, du temps et d’eux-mêmes. C’est surtout avec une grande force poétique que Veza Canetti décrit la persévérance lente, presque gracieuse, de ses personnages, leur effort constant dans ce climat délétère pour préserver une dignité qu’on leur nie, avançant peu à peu comme des tortues sans se laisser choir dans l’abîme. De façon poignante, tandis que les synagogues brûlent, et que l’on transporte les hommes dans des « bétaillères », nous assistons à l’enténèbrement des traits du visage d’Eva, endurci par l’hébétude et l’angoisse, un supplice qui la laissera « à bout de sentiments ».
Dans cet univers asséché de larmes et en voie de « glaciation », seuls peut-être Hilda et Felberbaum, le colocataire au grand cœur, portent encore, quoique « détra- qué(e) », une certaine foi de vivre. L’une avec son sourire radieux, l’autre qui trouve toujours des petites histoires à raconter pour repousser le sentiment de fin du monde. Très beau roman sur l’arrachement tragique à sa patrie, et plus largement, sur la dépossession de toute assurance déposée dans le monde, Les Tortues décrit le premier acte d’une humanité assassinée dans « le sentiment et la pensée », expropriée dans son droit d’habiter le monde, sans qu’elle sache encore, hélas, qu’elle n’aura bientôt plus le droit de vivre.

Les Tortues de Veza Canetti
Traduit de l’allemand par Léa Marcou, postface de Fritz Arnold, Joëlle Losfeld, 260 pages, 24

Au temps de l’hallali Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°109 , janvier 2010.
LMDA papier n°109
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