Dis-moi, maman, qui étaient ces Tutsis dont j’ai entendu parler ? A quoi pouvaient-ils ressembler ? - Ce n’était rien, mon fils, répondrait la mère, ce n’était qu’une légende. » L’écrivain Scholastique Mukasonga s’attelle depuis son premier roman, Inyensi ou les cafards, à l’immense et terrible histoire du génocide rwandais. En 1960, à l’instar de nombreux Tutsis, sa famille est déplacée à Nyamata « dans cette terre stérile du Bugesera, le royaume de l’Iguifou » au sud du Rwanda. En 1994, alors qu’elle a terminé ses études et s’est réfugiée au Burundi, les trente-sept membres de sa famille sont massacrés à la machette. Elle reste la seule survivante. Cinq nouvelles composent son dernier ouvrage, elles racontent l’exil de son peuple, et une mémoire réduite à des ossuaires qu’elle s’affaire à réveiller. Tout l’art de l’écrivain réside dans cette maîtrise du souvenir, la précision des images, et le don de raconter ce qui fut, avant et après. Le recueil est un bateau errant entre l’attente du génocide, et sa fin. Le massacre est un fil ténu, une menace perpétuelle, un bruit qui sourd.
De « L’Iguifou », qui ouvre le recueil, surgit le récit de Colomba. L’Iguifou, c’est la faim qui tenaille l’enfant, celle qui « allongeait démesurément les heures torrides de l’après-midi, il était à tes côtés sur la natte pour harceler ton sommeil ». La voix de Colomba raconte l’interminable attente de la mère partie travailler « les maigres champs des rares habitants de la région ». Une histoire qui s’étire comme ce ventre qui se creuse, et toujours au loin, le mirage d’une silhouette nourricière. Un texte tendu tel une corde, où s’affrontent la mollesse d’un corps réduit à la lenteur et la faim qui déchire. Scholastique Mukasonga sait arrêter le temps, saisir le tremblé d’une vision, rendre cette incertitude visible. Avant l’exil, il y eut « La gloire des vaches ». Et c’est tout un monde qui ressurgit avec une telle vigueur, une telle intensité, que les cornes pointent derrière chaque phrase de Kalisa, le petit berger. Il se souvient de l’époque bénie où les Tutsis gardaient leurs vaches. « J’admirais sa démarche de danseuse, ses longues cornes aux courbes parfaites, ses gros yeux rêveurs. C’était ma vache, Intimati, c’était ma fierté. » Elles étaient le prolongement du bras du berger, la gloire des Tutsis. Aujourd’hui Kalisa ne contemple plus que son père, berger éperdu, poursuivant de son bâton fantôme son troupeau disparu. « Quand les vaches reviendront, ce sera le signal, il sera temps de reprendre le chemin du Rwanda. » Mais le vrombissement de la menace Hutu plane au-dessus des écoles, des maisons, et l’ombre des machettes est devenue celle des Tutsis. C’est « La peur ». Celle qui tient les enfants sur le chemin de l’école quand surgit à l’horizon le camion des militaires. Elle s’incarne dans les yeux du maître, rivés sur les fenêtres. « Il faut que tu admires la mouche qui voit de tous les côtés. Et devant, et derrière. Il faut que tu aies les yeux de la mouche. Dis-toi que tu es une mouche. » Héléna, elle, n’a rien d’une mouche, elle serait plutôt gazelle, et la plus belle des Tutsis. « Personne ne comprenait comment elle pouvait marcher sur des chaussures aussi hautes et aussi fines que les pattes de la grue couronnée. » Mais être Tutsi et belle au Rwanda sera sa malédiction.
La langue de Scholastique Mukasonga restitue cette terre perdue et ressuscite les hommes, elle s’accroche aux bosquets touffus des collines rwandaises et se dresse, pleine d’espoir, au-dessus des ruines des cases détruites. Terre réveillée avec amour, où paradoxalement l’écrivain dresse un mausolée de douceur, un vaste pagne où il fait bon être bercé.
L’Iguifou de Scholastique Mukasonga
Gallimard, « Continents noirs », 128 pages, 13,50 €
Domaine français Légendaires Tutsis
février 2010 | Le Matricule des Anges n°110
| par
Virginie Mailles Viard
Troisième ouvrage de Scholastique Mukasonga, où l’enfance sert de porte-voix à un monde disparu.
Un livre
Légendaires Tutsis
Par
Virginie Mailles Viard
Le Matricule des Anges n°110
, février 2010.