Est-ce par antiphrase que ce roman étonnant est ainsi titré ? On sait l’échec que fut cette croisade insensée au Moyen Âge, et l’on n’est pas sûr qu’elle soit ici inspirée par un quelconque Dieu des enfants… Car à l’occasion du départ d’un train vers les plages de la mer Noire, la simplette odyssée bascule dans l’imprévu, dans l’horreur. Autour de quelques dizaines de bambins et ados, une sympathique et prometteuse colonie de vacances entraîne la Roumanie entière dans son sillage dévastateur.
Selon une succession aléatoire et récurrente, ou parfois par association d’idées, on passe d’un paragraphe à l’autre, d’un personnage à l’autre, paragraphes terminés par une virgule et dont le flux paraît ne jamais devoir s’arrêter. Ainsi, peu à peu, les strates de la société roumaine sont visualisées, comme par une parfaite et immense coupe. Coupe également à travers chaque protagoniste en quelque sorte radiographié. On plonge dans la psyché de ceux qui amènent leur rejeton et quittent le quai de la gare, de ceux qui prennent ce train, enfants, professeurs accompagnateurs, croyants et athées, dont un clandestin de 12 ans : Calman… Et ceux qui gravitent autour de l’action, depuis une sorcière tzigane en passant par un concepteur de sites web, un « Baron » de la pègre, un député corrompu, un chef de la police… Au point qu’ils paraissent nous livrer tous les secrets de leur passé, de leur vie, sinon de leur futur. Pavel, le journaliste et rédacteur en chef, peut-être la métaphore de l’auteure, s’est écarté de son père, parfait ouvrier du communisme, pour dénoncer les failles du régime de Ceausescu. Puis pour traquer les scandales politiques et les réseaux de la prostitution d’enfants abandonnés. Promesse d’un avenir meilleur, il est confronté à la déliquescence générale de la Roumanie. Il sera celui qui comprend le premier la portée de l’événement, le premier converti par cette croisade. Ne serait-ce que cette plongée dans les composantes individuelles d’un pays par un redoutable narrateur omniscient, ce livre serait déjà à retenir.
Mais Calman, le blond tzigane, va jouer un rôle prépondérant : il engage les gosses dans « des stratégies de conquête du train », enfermant les profs dans leur compartiment. Ils développent alors une vie en marge des règles adultes et changent la colonie de vacances attendue en anarchie charmante, puis délinquante, aux dépens de ceux qui représentent l’autorité parentale, pédagogique et politique, mettant presque en déroute le pouvoir, y compris de l’armée. Peut-on croire à « la pureté des petits monstres qu’ils ont mis au monde » ? L’hypothèse terroriste, les armes trouvées par les mutins qui « jouent à la guerre », puis l’irruption des cohortes des enfants des rues affolent l’opinion publique et les médias, ébahis par les victimes et les revendications de ceux qui veulent être pourris de cadeaux, mais aussi « un parlement des enfants ». Dans le cadre du réalisme, le crescendo devient hallucinant.
L’ironie, le sens de la narration et la culture aussi rayonnante qu’acérée de Florina Ilis font merveille, éveillant chez le lecteur mille étages de réflexion. Qu’est-ce qu’ « Order of innocence » : un virus informatique, un site polarisant les fantasmes, ou le génie du mal inhérent aux plus jeunes ? Plus encore que dans Sa majesté des mouches de William Golding, l’enfance est ici démythifiée. La limite entre les jeux vidéo, Harry Potter, Eminem (héros adulés) et la conquête du pouvoir réel est gaillardement franchie. De plus, le roman-somme affirme ici sa vocation à figurer, interpréter et interroger le monde, en un examen à la fois social, satirique et métaphysique, jusqu’au « mysticisme délirant ».
Image du chaos postcommuniste et de la condition parfois exécrable des jeunes Roumains, de la dégringolade des utopies, ce vaste apologue est bourré de talents jusqu’à la gueule. Au point que notre conception de la nature humaine en est ébranlée.
La Croisade des enfants de Florina Ilis
Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 512 pages, 25 €
Domaine étranger Train d’enfer
février 2010 | Le Matricule des Anges n°110
| par
Thierry Guinhut
Dans une fresque intense et encyclopédique, Florina Ilis révèle la déliquescence de la Roumanie post-communiste. Hallucinant.
Un livre
Train d’enfer
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°110
, février 2010.