Dans un roman très dense, le Vénézuélien Alberto Barrera Tyszka ausculte avec brio la solitude de corps en souffrance.
Au commencement était la maladie. Andrès Miranda, médecin dans un hôpital de Caracas, préférerait parfois s’occuper de cadavres plutôt que de vivants. Or il se trouve confronté au savoir que son père est atteint d’un cancer incurable, ce qu’il n’arrive pas à lui révéler. À partir du titre (mauvais il faut bien le dire) et de ce début sans surprise, l’on se dit que de deux choses l’une, on aura droit soit à un débat « bioéthique » sur la nécessité ou non d’annoncer à un malade qu’il est un condamné à mort en sursis, soit à un manifeste pour la sensibilité injustement méconnue des chirurgiens… Mais rapidement, l’auteur noue une autre intrigue en parallèle, aux potentialités tragi-comiques fort intéressantes : un « malade », Ernesto Durán, harcèle le docteur Miranda en lui adressant d’innombrables lettres sur son cas et la gravité de ses symptômes. Paranoïa, hypocondrie, ou sincérité désarmante ? Peu importe, car dès lors le roman sera placé sous le signe du malentendu, de l’équivoque et du non-dit, autant de questions qui mêlent le problème éthique et philosophique à la question éminemment littéraire des choix d’écriture et de l’adresse différée du récit au lecteur. L’« accident » et le hasard de la maladie font en effet déraper et riper le dialogue et la convergence des êtres et de leurs discours. Tandis que les relations entre Andrès et son père s’enlisent et se délitent, la secrétaire du docteur se prend au jeu et à la supercherie de la correspondance avec Durán. Les deux intrigues se relaient ainsi subtilement pour finir dans une même réflexion très fine, sans didactisme, sur l’échange réel et l’échange virtuel, l’obscénité de toute maladie et les frontières de l’intimité. Que se passe-t-il dans la tête des deux malades ? Y a-t-il encore une élégance, une dignité possible de la vieillesse ? « Les monstres de la vieillesse sont-ils aussi terribles que ceux qui nous harcèlent lorsque nous sommes enfants ? A quoi rêve-t-on quand on a soixante-neuf ans ? » Toutes ces questions se croisent sans se répondre et multiplient le sentiment de l’incompréhension et de l’absurde. Ainsi la découverte partielle de la vie cachée de son père invite le « héros », et par-delà le lecteur, à s’interroger sur l’identité et l’intériorité qui subsistent en dépit de la maladie, ressentie à la fois comme « horreur bureaucratique de la nature » et « violence domestiquée, gérée », apprivoisée par les proches. « Depuis que la maladie s’est installée entre eux, leur relation est devenue moins fluide, plus âpre et plus difficile. Désormais ils forment un trio » : la maladie s’insinue dans la vie jusque-là privée pour en faire un ensemble de symptômes pathogènes, analysables, objets de débats.
Une réflexion sur les frontières de l’intimité.
Ce sont dès lors la singularité et le dédoublement qui se trouvent au cœur du roman. D’un côté la maladie scinde le corps et l’âme réduite au rang de conservatoire de la vie passée. De l’autre les malades deviennent invisibles, en attente, comme l’écrit avec ironie l’hystérique Durán à Miranda : « Notre docteur. Mon docteur. Pour vous nous sommes des malades anonymes, vos patients, des gens qui attendent qu’on s’occupe d’eux. N’oubliez pas ce mot, justement : patients. Des gens qui ont de la patience. Vous, en revanche, vous avez un nom et un prénom. Vous êtes le docteur Andrès Miranda. Vous êtes unique. » Si très peu de sentiments sont réellement exprimés en fin de compte par l’écriture non pas clinique mais pudique d’Alberto Barrera Tyszka, c’est bien la solitude qui triomphe au terme du récit, comme un mot coincé là, dans la gorge.
La Maladie d’Alberto Barrera Tyska
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Vincent Raynaud
Gallimard, 183 pages, 19,90 €
Domaine étranger Salle d’attente
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Chloé Brendlé
Un livre
Salle d’attente
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.