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Poches Canal historique

juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115 | par Serge Airoldi

L’écrivain Tiziano Scarpa dresse un portrait organique de Venise, sa ville. La ville-monde. La ville-langue. La ville des villes.

C’est un homme de l’intérieur qui écrit et qui raconte l’île-poisson. Parce que Venise, assure Tiziano Scarpa et il a raison, vue d’avion, ressemble à un poisson. Une « sole colossale ». Et de ce poisson, Tiziano le Vénitien parle à merveille, à l’égal des meilleurs livres écrits sur la cité des eaux. Il y a les très mauvais livres. Oublions ces tristes dictionnaires amoureux. Citons plutôt les bijoux : L’Autre Venise de Predrag Matvejevitch, Aimer Venise de Petr Král, peut-être même Venises de Paul Morand. Sans oublier le magnifique texte de Paolo Barbaro : Lunaisons vénitiennes. Comme lui, Scarpa sait lire entre les lignes de cet étonnant labyrinthe urbain. Ici, c’est vrai, et Scarpa cite le poète Andrea Zanzotto : « il ne reste qu’à se draper du paysage ». Mais le propos esthétique ne suffit pas à tout dire. D’autres villes sont belles. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une ville belle ?
Scarpa ne cherche pas à convaincre. Il ne se veut pas guide. Ni même initié s’adressant à des étrangers. Il se promène, se souvient et organise une mémoire de façon organique. Venise est un poisson. Oui, mais c’est aussi une île-corps qui se touche, qui se sent, qui oblige à la marche, où l’on goûte aux saveurs des cuisines, qui se cache parfois derrière un masque et qui conduit, de ces faits-là, à se poser la question du nez, du visage, des jambes, du ventre et aussi du bas-ventre, des pieds. Du corps tout entier, comme une île dans le monde.
La tentation, des cuisines aux alcôves.
Sans jamais plonger sa plume dans l’encrier des poncifs, Scarpa flâne dans sa ville « incrustée d’imaginaire ». Avec les mots de l’écrivain sensible, gourmand et primesautier, il évoque cette sensation du traghetto, qui permet de traverser en plusieurs endroits le grand canal. Il dit la marangona du clocher de San Marco qui ordonne le silence à minuit. Il dit la terraferma, l’autre territoire. Celui du continent. Il dit les barene de la lagune, ces îlots qui émergent et disparaissent en fonction des marées. Il dit cette approximation des frontières, des impressions, des horizons. Il dit la bora, ce vent glacial qui tombe du plateau du Karst. Il dit la pierre d’Istrie, les ponts dont le franchissement durcit les mollets, il dit tel ou tel bacaro où l’on boit l’ombra, le fragolino ou le spritz et où l’on grignote des petits rouleaux d’anchois, des pattes de crabe, des olives d’Ascoli, de la viande bouillie, de la coppa, de la crème de morue. Il dit cette ville-langue où l’on entend les voix du monde entier comme à Babel et aussi, où ont été inventés des mots adoptés par le monde entier : ciao et ghetto. Il raconte la forcola qui permet au gondolier de manœuvrer et de ramer. Il savoure les sarde in saor, ces « petites sardines frites qu’on laisse macérer durant une journée dans des oignons revenus avec du vin et du vinaigre ». Il livre la recette du foie à la veneziana, « un foie de bœuf qui ne doit être ni trop cuit ni trop peu sur l’incontournable lit d’oignons revenus ». Il évoque l’acqua alta. Il rappelle le drame de la nuit du 4 novembre 1966, drame complètement oublié aujourd’hui sauf des Vénitiens, lorsque, à l’occasion d’une première marée conjuguant les effets du sirocco et de la lune, les eaux brisèrent les murazzi qui protégeaient depuis le XVIIIe siècle la lagune de la mer Adriatique. Alors la mer entra dans Venise comme une furie. Une deuxième marée aggrava la situation. Heureusement la mer se calma-t-elle. Un assaut de plus et qu’advenait-il de la ville-poisson sans plus de nageoire possible ?
Scarpa, bien sûr, pose la question de l’anéantissement et du lendemain. L’amour. La mort. C’est l’antienne éternelle à Venise où l’on aimerait et où l’on mourrait mieux qu’ailleurs. Et aussi Scarpa raconte l’histoire d’un chat. Un chat « heideggerien » qui appartenait à son arrière-grand-mère. Elle vivait sur l’île de la Giudecca et le chat s’appelait Pucci. Lorsque la vieille dame ouvrait brusquement ses volets, le matou endormi sur le rebord de la fenêtre s’envolait dans les airs pour le plus grand bonheur des enfants. Alors, pour forcer le destin, quand Pucci avait sombré dans le sommeil, les enfants appelaient l’arrière-grand-mère qui ouvrait ses volets et Pucci décollait. Pourquoi Pucci était-il heideggerien ? Parce que, décode Scarpa, le philosophe assurait que « venir au monde c’est comme être jeté, c’est une chute de l’être qui s’engouffre dans le vide ». Comme Pucci en somme.
Voilà la grande qualité de ce texte, qui tient à la fois du récit, de l’essai, de la fable, du reportage. Un texte, au fond, qui dit tout mais qui ne dévoile rien de cette ville-appartement. C’est ainsi que l’imaginait Henry James. C’est ainsi que la fait visiter Scarpa. En montrant les couloirs, les cuisines, les pièces de réception, les alcôves et les portes. Mais sans les ouvrir toutes. Heureusement.

Venise est un poisson de Tiziano Scarpa
Traduit de l’italien par Guillaume Chpaltine,
Christian Bourgois, « Titres », 135 pages, 6

Canal historique Par Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°115 , juillet 2010.
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