En 1992, alors que la guerre déchirait les peuples hier encore unis dans la Yougoslavie titiste, alors que Milosevic et ses complices ouvraient de nouveaux camps de concentration, le nationalisme faisait rage en Croatie également. Le journal Globus publia alors « l’une des harangues les plus virulentes, les plus écœurantes, contre cinq femmes coupables d’avoir dénoncé la folie nationaliste, à une époque où personne n’en avait l’idée ». Elles furent « qualifiées de sorcières croates » – et Dubravka Ugresic, qui était l’une d’elles, dut s’exiler. Depuis lors, elle parcourt l’Occident autrefois inaccessible : de Berlin à New York en passant par Amsterdam, elle scrute, avec perspicacité et humour, notre quotidien – où rodent les fantômes d’un passé qui ne passe pas encore… Alors qu’elle fit alterner, jusqu’aujourd’hui, la forme romanesque (Le Ministère de la douleur en 2008) et celle des essais (Ceci n’est pas un livre en 2005), elle nous offre ici un ouvrage composite et assez inégal. Si la première partie – la plus réussie, la plus travaillée peut-être – rassemble de courtes chroniques de quelques pages, les deux suivantes sont composées de textes plus longs et parfois un peu bavards, moins bien maîtrisés : le récit d’un voyage d’écrivains à travers notre continent, dans un train comiquement nommé « Le Littérature-express Europa 2000 », précède ainsi une longue promenade dans Amsterdam et des essais plus théoriques.
Le destin de l’exilé(e) est le porte-à-faux, il lui faut « vénérer un seul Dieu : la Valise », leNulle part est sa patrie – et la situation malaisée qui est la sienne exige de lui une vigilance de tous les instants, qui le tient en éveil. S’il doit, douloureusement, faire l’apprentissage d’« une humilité servile dans le processus de conquête de son nouveau pays », nul doute qu’en retour il y gagne une clairvoyance nécessaire à sa survie en milieu hostile. Dubravka Ugresic peut ainsi pratiquer une sorte d’ « ethnographie postobjectiviste » (sic !) qui dépeint crûment nos mythes et rites, nos modes et manies. Nous partageons ainsi son étonnement face au « rituel collectif du lunch » qu’elle se doit de pratiquer, « chaque mercredi », avec sescollèges universitaires, « autochtones américains », chacun muni de sa boîte en plastique personnalisée d’où il tire la nourriture qu’il picore sans en offrir une miette à autrui. Elle observe également une nouvelle espèce humaine, assez effrayante, composée de « femmes mûres », reconnaissables à leur uniforme (« sac à dos et petite bouteille d’Evian »), qui, « avec sur le visage une expression semi-pornographique et semi-philosophique, tirent quelques gorgées d’eau » de leur bouteille, quel que soit le lieu où elles se trouvent… Elle ne peut s’empêcher de relever des similitudes inquiétantes entre le monde qui fut le sien et celui qui se dessine confusément aujourd’hui : hier comme demain, « l’histoire et la culture sont les banques les plus sûres pour le blanchiment des consciences ». L’intolérance et le racisme d’hier se maquillent désormais avec « l’alibi des différences culturelles ».
Si l’air communiste était peu respirable (« la vie de tous les jours ne se vivait pas, elle s’exécutait »), il n’est pas certain que celui d’aujourd’hui soit plus sain : « il sent l’argent frais et l’avenir du capitalisme ».
Thierry Cecille
Il n’y a personne pour vous répondre
de Dubravka Ugresic
Traduit du serbo-croate par Janine Matillon
Albin Michel, 308 pages, 24 €
Domaine étranger L’exil est son métier
septembre 2010 | Le Matricule des Anges n°116
| par
Thierry Cecille
Avec la distance ironique que confère le regard décalé de qui n’est pas de chez nous, Dubravka Ugresic dépeint notre présent, burlesque et pathétique à la fois.
Un livre
L’exil est son métier
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°116
, septembre 2010.