Les surréalistes ont, les premiers, expérimenté ce jeu consistant à composer une phrase à plusieurs sans qu’aucun ne puisse tenir compte de la contribution de l’autre. L’architecture globale de Nora, le sixième roman de Robert Alexis, se conçoit également dans le morcellement et la multplicité. Si le fil conducteur du livre reste la conversation conteuse entretenue entre Nora et son hôte, parmi les ruines centenaires du château d’Orsanne, il s’agit d’un prétexte à un enchâssement des récits comme étrangers les uns aux autres – et qui tous pourtant se complètent.
Ce « JE, plaisanterie grammaticale » de Klossowski, qu’Alexis a pris soin de placer en exergue au roman, renseigne le lecteur sur la nature profonde de l’œuvre. Il s’agit de sonder l’être dans toute sa complexité. Dans ce contexte, le narrateur prend soin de saper le mythe de l’identité sexuelle et ses catégories figées. Tout dans Nora concorde vers la déviance, précisément pour arriver à poser la question de la norme. Quid, ainsi, de cette femme dont la mère intrusive et fusionnelle « formait un obstacle entre le monde » et elle ? Partant de cette situation banale, Alexis donne à voir un être dont l’accès à la féminité ne pourra se faire que de façon biaisée. Il montrera comment, peu à peu, son personnage se laissera emporté par ces « monstres lubriques » qui peuplent son imaginaire. L’ensemble des différents textes évoque ainsi une métamorphose. Ici, c’est la découverte de la sexualité maternelle qui est à l’origine de la révélation pour la fille. Dès lors, les carcans de la monogamie et de l’obscénité seront très vite rompus, au profit d’une mise en scène voyeuriste. Après, il est juste question d’une pente naturelle, nous dit le narrateur, qui mène à un total abandon de soi. L’ancien professeur se mue progressivement en prostituée – un pur objet – fabuleux réceptacle des fantasmes humains. Si la volonté abdique, c’est que l’interdit appelle une transgression inévitable. L’érotisme s’y voit transfiguré : « Un tissu palpé par une main aux ongles faits disait plusieurs siècles de féminité, et je me sentais, dans le doux frôlement des mollesses parfumées, soulagée de mes excès, initiée par des transparences de nylon. » Alexis donne à voir de nouveaux contes cruels. Il enfreint, dans la veine décadentiste (on pense souvent à Barbey d’Aurevilly ou à Léon Bloy), les codes de la bienséance bourgeoise. évoquant l’androgynie et la pédophilie cléricale au cours d’un nouveau récit, le narrateur se joue des dialectiques maître et esclave. Il montre des victimes consentantes, des âmes perdues sans perspectives de rédemption. Seule la chute paraît certaine, comme un cours logique des choses : « On peut préciser ce qu’est un fleuve, sa longueur, sa profondeur, son débit (…) en négligeant le principal : le fait d’être emporté, l’union du courant et de l’objet, du mouvement et de la matière ».
Tous les personnages sont comme prisonniers d’une force qui les dépasse. Certains resteront dans la soumission, d’autres dans cette pulsion de domination qui les mènera pareillement vers l’irréparable. Ainsi en va-t-il dans l’un des derniers textes, où un ancien employé de bureau hérite d’un chalet retiré du monde et se change peu à peu en prédateur sexuel, libérant sa nature profonde. Ailleurs, il est question d’une femme changée de son plein gré en putain, puis vouée au pires sévices zoophiles et masochistes, jusqu’à devenir une oie gavée par une assemblée plus ravie que jamais. Le dénouement anthropophagique confirmera le sort réservé aux femmes dociles, proies désignées pour un festin libidinal où les appétits les plus bas se dévoilent au grand jour d’une Cène malade. Au final, Robert Alexis décline dans Nora l’existence charnelle sous toutes ses formes par le truchement d’une mosaïque de contes aux allures de pure dentelle.
Benoît Legemble
Nora
de Robert Alexis
José Corti, 285 pages, 17 €
Domaine français Cadavres exquis
septembre 2010 | Le Matricule des Anges n°116
| par
Benoît Legemble
Dans son petit bréviaire de la perversion, Robert Alexis explose les canons de la morale et la pensée unifiante à travers six variations sur le thème de l’identité.
Un livre
Cadavres exquis
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°116
, septembre 2010.