Quel est le lien entre Rembrandt, East Village, Les anneaux de Saturne, un hareng, et de faux meurtres en série ? Aucun, a priori, si ce n’est une sorte de rébus pour non initiés et de défi pour le lecteur blasé. Nul doute, dans ce troisième roman, Laird Hunt décide de nous balader. Excentrique, grinçant et un chouia labyrinthique, New York N°2 nous met d’entrée de jeu nez à nez avec un drôle de couple : Henry, looser distingué, et Mr Kindt, un type nu branché à son moniteur cardiaque, et pourtant non dénué d’« une certaine beauté, mais à la façon d’un champignon exotique ou d’un lamantin fatigué ou d’une formation bactérienne : il fallait, pour la saisir, se concentrer sur certains angles et aspects ». Le second devient le commanditaire du premier : il s’agit d’orchestrer l’assassinat fictif de clients selon le scénario rêvé et morbide que ceux-ci ont inventé. Le premier, qui est aussi le narrateur, émaille son récit de souvenirs de sa vie passée, celle d’avant son accident.
Rapidement, le roman et les personnages se scindent en deux : au couple de « tueurs » se substitue celui de voisins de chambrée dans un hôpital. La ville de New Yorkprend alors tour à tour la forme d’une nécropole et d’une clinique. Dans un mouvement permanent de va-et-vient et sans jamais coïncider, ces deux versions possibles d’un même cauchemar se répliquent et se dupliquent. On pense bien sûr à l’univers mutant de Blue Velvet ou de Mulholland Drive, mais des deux mondes de New York N°2, on ne saura jamais lequel est le plus lisse, lequel le plus malsain : au-delà de l’attendu jeu sur les apparences et la douteuse « authenticité », on ne trouvera ni envers ni endroit, ni ciel ni enfer, juste un indécidable ruban de Möbius.
à l’inverse d’une mécanique rodée ou d’un art consommé du tressage de destins parallèles dans des métropoles surpeuplées, à la Colum Mac Cann (Et que le vaste monde poursuive sa course folle) ou à la James Frey (L. A), Laird Hunt cultive sa propension à la dérobade et aux lignes de fuite. Derrière l’accident de son narrateur, en abyme, c’est le traumatisme encore récent des états-Unis qui constitue le point de convergence et le soleil noir, indicible, du roman. Indicible car dans cet « après-11 septembre » de l’Histoire américaine et de ses conteurs, l’auteur de New-York N°2 écarte à la fois les voies du réalisme et de l’allégorie, pour prendre la tangente. Du terrorisme, il n’est jamais question, mais de la faille mentale que les attentats bien effectifs ont mise au jour. Dans un monde où le réel est, d’une certaine manière, délocalisé en même temps que les lointains conflits, médiatisés de temps à autre par les écrans hallucinogènes des sociétés protégées, l’intrusion de la violence sur le territoire inviolable fait figure de piqûre de rappel. Or les marionnettes qu’agite Laird Hunt dans son roman sont des personnages zombies qui semblent éprouver parfois l’urgent besoin de se shooter au réel, quittes à scénariser leur propre mort. « Alors mettons que tu te sois effectivement fait un film. Il t’avait laissé là, un tournevis (dont, heureusement, seule la tête avait été utilisée) gisant à côté de ton visage (dans ton imagination, on t’a tiré dessus avec un flingue ; salopé à coups de hache ; immobilisé ; enfoncé une grenade dans la bouche ; plaqué contre un mur et rentré dedans en marche arrière avec une Buick ; emmené en haut d’un des immeubles et jeté de là ; tranché la gorge ; aspergé d’essence avant d’y mettre le feu ; traîné derrière un low-rider ; fait un truc avec un tire-bouchon ; fait un truc avec une batte de baseball). »
Le romancier renouvelle par le prisme de ce fantasme contemporain de mise à mort le thème traditionnel en littérature de l’illusion mimétique, selon laquelle la vie est un songe. à sa manière et indirectement, avec ses phrases comme haletantes, il répond en écho aux propositions les plus intéressantes du cinéma actuel, qui interrogent le rapport au réel problématique de nos sociétés, du très populaire Inception de Christopher Nolan au subtil Sous toi la ville, de Christoph Hochhäusler.
Chloé Brendlé
New York N°2
Laird Hunt
Traduit de l’américain par Barbara Schmidt
Actes Sud, 284 pages, 22 €
Domaine étranger L’informe d’une ville
janvier 2011 | Le Matricule des Anges n°119
| par
Chloé Brendlé
Dans un polar new-yorkais en trompe-l’œil, Laird Hunt nous convie à la réjouissante autopsie de quelques fantasmes contemporains.
Un livre
L’informe d’une ville
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°119
, janvier 2011.