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Domaine étranger La vie à tout prix

janvier 2011 | Le Matricule des Anges n°119 | par Sophie Deltin

Bouleversant, le roman d’Arnost Lustig interroge l’irréductible désir de vivre d’une jeune juive dans un bordel à la fin de la guerre.

Elle avait les yeux verts

Nous sommes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un coin de Pologne traversé par la rivière San. Hanka Kaudersova, jeune Tchèque de 15 ans, fait partie de ceux qui ont vu leur « infériorité entérinée par la loi ». Déjà, sur la rampe d’Auschwitz-Birkenau, à la descente du train, elle fut sauvée en mentant sur son âge. à peine sortie de cet enfer, où elle a servi comme « cobaye médical » et dont elle sait tout désormais des cheminées, des crématoires et de la mort programmée qui lui est promise, Hanka n’hésite pas cette fois à dissimuler sa culture juive, préférant échanger l’extermination immédiate à une vie comme prostituée dans un bordel militaire de campagne – le 232 Est.
C’est ce choix nu – la vie à tout prix, placée sous le signe du drame moral de la culpabilité – et dans son sillage, l’histoire de sa survie en captivité, de sa déchéance et de son tourment psychologique et physique sans fin, que nous raconte Arnost Lustig dans une langue d’une acuité parfois insoutenable, ici traduite en français pour la première fois. Terrible lucidité en effet de la part de l’écrivain tchèque né en 1926, et déporté lui-même à 16 ans au ghetto de Terezin, avant d’être envoyé à Auschwitz, qui a su plonger au plus intime de la conscience de son personnage qui subit le comble de l’avilissement – un genre de mortincisée dans un corps encore vivant. « (F) orcée et broyée » à raison de douze voire quinze fois par jour, Hanka se fait l’effet d’« un morceau de viande ». Ce calvaire « à petit feu » durera 21 jours, durant lesquels elle côtoiera de près les différents officiers allemands, des criminels fanatiques, complètement aliénés par le régime et par leurs expériences du front. Parmi eux, le sanguinaire SS-Obersturmführer Stefan Sarrazin, incarnation de la fureur criminelle dans ce qu’il a de plus délirant et odieux. Dans cet univers glaçant et irréel, où la liberté n’appartient plus qu’aux rats et aux loups, l’impression est de vivre à côté de soi, sans pouvoir se rejoindre, étranger à soi et aux autres, abîmé dans une solitude sans issue. « On nous laissait entre nous, ensemble, formulera plus tard Hanka, mais de façon que chacun reste seul, isolé des autres. J’avais l’impression d’être entourée, moi toute seule, d’une clôture électrifiée, comme si j’étais le dernier être humain au monde. »
On sait en effet dès le début que Hanka a survécu, la narration scandée par le décompte macabre de ses « clients » trouve un semblant de répit dans les épisodes de son retour à la vie dans l’après-guerre. Après avoir réussi à s’évader lors de l’évacuation du bordel, on la retrouve notamment en Hongrie, essayant de soulager le fardeau de sa conscience auprès du rabbin Gedeon Schapiro, médusé par ce qu’il entend – « Serait-ce si simple de balayer des êtres humains comme des ordures, d’un revers de manche, en transformant le monde en décharge ? » Revenue à Prague, elle fera aussi la rencontre d’autres survivants des camps, Adler, un écrivain, et un de ses amis, en fait son futur mari qui est en même temps le narrateur de cette histoire.
Survivre, interroge sans complaisance l’écrivain, est-ce une question de hasard, de chance, ou cela tient-il à une volonté quasi animale, cette obstination à « s’accrocher becs et ongles » à la vie ? Mais que devient le sens, la valeur d’une telle résilience en esprit et dans le corps quand on est humiliée, avilie, déshonorée, violée, anéantie à l’état de bête ? Pétri de la foi en l’âme capable de transcender ce qui est infligé au corps, Lustig n’en oblitère pas moins son lot d’ambiguïtés. « Il y en a qui décident de mourir avec honneur quand ils ne peuvent plus vivre honorablement » fait-il dire à Hanka, dont le père s’est jeté dans des barbelés électrifiés pour abréger ses souffrances. « Regarderait-il (m) on déshonneur comme pire que la mort ? » se torture-t-elle inlassablement. « Quand la vie, le vouloir-vivre sont-ils un péché ? Quand la simple soif de vie est-elle un blasphème ? » reprend à son compte et non sans angoisse le rabbin auquel elle se confie.
Poignante méditation sur le Mal, l’humiliation, la laideur sans fond, l’oubli, la mémoire, tout le récit tourne autour de ces questions que Lustig prend bien soin de laisser ouvertes, nous laissant tâtonner au bord d’un vertige insondable. Car pour en réchapper, ne faut-il pas, fût-ce comme victime, traverser l’enfer, donc d’une certaine manière s’en rendre complice ? Seuls ceux qui ne sont pas revenus sont innocents. Ainsi, quand elle est sélectionnée pour le bordel, Hanka fait le choix de mentir, sachant très bien qu’une autre « partir (a) en fumée à sa place, pour faire le compte ». Telle fut l’infamie d’« un lieu où on ne survivait qu’aux dépens des autres ». Telle est surtout la vertu paradoxale de ce livre dérangeant, grave mais nécessaire, dont la noirceur irrémédiable comme un coup porté au cœur ne donne pas moins sa pleine mesure à la ferveur d’exister.

Sophie Deltin

Elle avait les yeux verts
Arnost Lustig
Traduit du tchèque par Erika Abrams
Galaade éditions, 496 pages, 23

La vie à tout prix Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°119 , janvier 2011.
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