À Londres, Jeffrey a fugué, adolescent, et vécu d’expédients pendant une « période d’alcoolisme et de sexe risqué ». Il vit aujourd’hui avec Bill, flic à la retraite rencontré sur internet, homo discret, grand fêtard devant l’éternel et profite des joies de Los Angeles, cité « clinquante, laide. (…) Un télescopage insensé de styles, de couleurs et de périodes. (…) – Cette ville pénètre en toi (…), elle n’en sort jamais. Un peu comme une drogue. » Quand son amant meurt d’une crise cardiaque, Jeffrey se retrouve à la rue, non sans emporter avec lui un sachet de poudre et récupérer un film que Bill conservait dans un coffre. C’est ce mystérieux snuff movie qui constitue le mince fil rouge du roman.
Dans ce porno amateur, on voit l’actrice Sharon Tate (qui fut assassinée dans les années 60 par des adeptes de Charles Manson), lors d’une fête organisée par son mari, Roman Polanski. Une soirée qui a dégénéré en orgie sexuelle, impliquant des comédiens tels que Steve McQueen ou Yul Brynner. Jeffrey espère que quelque collectionneur détraqué sera prêt à lui donner des millions pour posséder une telle « œuvre ». Mais avant de réaliser son projet, il veut essayer de décrocher de la méthamphétamine. En clinique de désintox, il fait la connaissance de Randal. Ce dernier, fils à papa camé jusqu’à la moelle, incapable de faire quoi que ce soit sinon de se shooter, a multiplié les cures puis les rechutes. Il navigue dans le milieu d’Hollywood depuis sa naissance, a des contacts qui permettraient à Jeffrey de, peut-être, trouver un acquéreur pour le film. Mais quand deux junkies essaient de mettre au point un plan clair et simple, rien n’est facile… Et quand un dealer, tueur psychopathe à ses heures (et fan absolu de Phil Collins !), entre dans la partie, bien décidé à rafler la mise, les choses se compliquent encore plus.
Les scènes crasseuses se multiplient : alcool, sexe et drogue à gogo bien sûr, violence et perversité en un cocktail savamment dosé ou, au contraire, poussé à son paroxysme jusqu’au drame, et enfin meurtres sanglants. Tous les ingrédients sont là pour produire un roman noir glauque sur les bas-fonds qui pourrait vite tourner à la démonstration. Et pourtant O’Neill (qui connaît bien le sujet pour avoir décroché de l’héroïne) n’insiste pas sur les dérives de la drogue dans une écriture hallucinée ou en cherchant à exagérer ses effets. Au contraire, il privilégie un style neutre, efficace dans la narration, pour exposer progressivement ses personnages, leur donner du poids. Une dimension qui, malgré toutes leurs addictions, leur cynisme chevillé au corps et leur peu d’espoir, les rend paradoxalement très attachants.
Plutôt qu’un William Burroughs actuel, il serait plus proche d’un mélange des genres rassemblant des univers à la Hubert Selby Jr, Chuck Palahniuk, Irvine Welsh et Elmore Leonard réunis. Et si la drogue est bien au centre du roman, omniprésente, il ne s’agit pas d’un témoignage sur son expérience. Les camés ne regrettent rien, ils ne viennent pas pleurer sur leur parcours plus ou moins misérable, et toute explication psychologisante sur leur enfance est balayée d’un revers de main. Ils ne sont pas mis en scène en vue d’une dénonciation, c’est, simplement, leur nature. Ils ont choisi de se défoncer, trouvé leur place dans le petit monde d’Hollywood tel qu’il est où l’argent à l’excès côtoie la misère, et dans la ville de Los Angeles telle qu’elle va – une cité des anges malade, gangrenée par ses propres habitants –, une toile d’araignée dans laquelle chaque existence est lentement emprisonnée, avec pour seul recours définitif, l’hypocrisie puritaine : « parce que tous ces putains d’Américains sont si défoncés à Dieu qu’ils feraient dans leur froc si on le leur prenait. (…) Dieu, le mot qui efface les péchés des politiciens malhonnêtes, des avocats pourris, des héritières droguées et des acteurs de soap opera qui conduisent en état d’ivresse. »
Lionel Destremau
Sick City
de Tony O’Neill
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Lemoine
13° Note éditions, 432 pages, 19 €
Domaine étranger La cité des camés
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Lionel Destremau
Le deuxième roman de Tony O’Neill, Sick city, trace le portrait d’une Amérique à bout de souffle.
Un livre
La cité des camés
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.