On sait combien les premières phrases d’un roman peuvent déterminer notre lecture, l’éclairer, et résonner bien après qu’on a refermé le livre. Celle d’Anna Karénine, malgré – ou à cause de – son apparente simplicité, est ainsi inoubliable : « Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon. » Les centaines de pages de cette longue histoire que nous offre David Grossman tissent une trame complexe qui pourrait apparaître comme une variation sur cette affirmation de Tolstoï. C’est en effet, autour de l’héroïne, Ora, une famille banale que nous découvrons d’abord : Ora a longtemps été mariée, et heureuse, avec Ilan, qu’elle a connu dès l’adolescence, ils ont deux fils, Adam, l’aîné, et Ofer, le benjamin. Rien ne semble les distinguer, ils mènent une vie assez aisée, font partie de la moyenne bourgeoisie israélienne, vivent à Jérusalem. Mais bien sûr ces quelques données – et ce sera là ce que le roman développera, dépliera plutôt, avec une sorte de patience attentive, d’attention méticuleuse – recèlent des virtualités multiples et périlleuses, une véritable charge explosive. Ilan a quitté Ora, elle se retrouve seule. Et Ofer, au moment où il aurait dû enfin être délivré de ses obligations militaires, décide, volontairement, de participer à de nouvelles opérations qu’exige la situation d’alerte que connaît, une fois de plus, le pays. Ora ne peut supporter d’attendre, dans le silence sinistre de son appartement, l’annonce qu’elle anticipe : celle de la mort de son fils. Elle fuit – mais demande à Avram, celui qu’elle aima et qui l’aima, de l’accompagner dans sa randonnée de fugitive à travers le pays. Tant qu’elle marchera, et parlera d’Ofer, celui-ci – pense-t-elle dans la folie superstitieuse de son amour maternel – vivra, survivra.
La construction de cet ample roman est musicale, symphonique : thèmes et personnages s’entremêlent, viennent sur le devant de la scène puis s’effacent, un épisode s’ébauche, puis un autre prend sa place. Il ne s’agit pas vraiment de ménager un suspense, même s’il y a aussi une sorte de pari – tenu – de conserver l’attention du lecteur pendant ce périple (qui dure sans doute plus d’une semaine, peut-être deux…). Ce tissu de scènes et de motifs s’explique surtout par la situation que Grossman invente : Ora doit raconter à Avram, en même temps, parfois dans la même phrase, le présent proche (qui l’a conduite là, et lui à ses côtés) et le passé plus ou moins lointain. L’émotion qui l’étreint à la pensée de la menace qui pèse sur Ofer va être redoublée par la pitié, puis la tendresse, qu’elle ressent pour Avram. C’est par bribes que nous apprendrons les racines profondes de ce qui les lie (un prologue mystérieux et fascinant nous avait livré, en ouverture, quelques indices) : Avram l’aima dès la première rencontre, mais elle lui préféra Ilan. Plus tard, un an durant, elle se donna aux deux hommes. Pendant la guerre du Kippour, Avram fut fait prisonnier et horriblement torturé. Une fois délivré, il ne revint que très lentement à la vie. Une nuit, par désespoir ou par passion, Ora et lui firent l’amour : Ofer est donc son fils – et Ilan, qui était lui le meilleur ami d’Avram, l’éleva comme le sien.
C’est donc minute après minute, heure après heure, dans le soleil et la canicule ou les nuits froides à la belle étoile, qu’Ora se fait narratrice (il lui arrive même d’écrire sur un carnet, quand les mots affluent), recompose pour lui la naissance, l’enfance et la jeunesse de ce fils qu’il n’a jamais vu. En même temps, ils parcourent la terre d’Israël, les paysages de ce pays pour lequel les enfants d’aujourd’hui doivent parfois donner leur vie – et les parents souffrir l’angoisse et le deuil. David Grossman, en une sorte d’addendum plein de retenue, nous précise qu’il a lui-même perdu un de ses fils, « aux dernières heures de la deuxième guerre du Liban », alors qu’il écrivait ce roman. « Après la semaine de deuil », il a repris l’écriture et alors, indique-t-il, « ce qui a changé surtout, c’est l’écho de la réalité dans lequel la version finale a vu le jour ».
Grossman dépeint à la perfection la joie des parents devant les découvertes d’un enfant, leur préoccupation constante, l’intense solidarité charnelle qui anime un couple qui doit créer, toujours comme pour la première fois, une famille. Des scènes superbes se succèdent, telles les retrouvailles sensuelles entre les deux amants vieillis mais que le désir retrouvé rajeunit. Mais il fait preuve de la même maîtrise pour évoquer les tortures subies par Avram, le quotidien d’Israël envenimé par la peur, les dilemmes que rencontrent les soldats confrontés, dit Ora, à cette « maudite occupation ». Cela ne cesse pas, qui n’est ni vraiment la guerre ni vraiment la paix – mais les enfants meurent, de chaque côté, celui qui jure en hébreu comme celui qui prie en arabe – et les mères gardent la mémoire.
Thierry Cecille
Une femme fuyant l’annonce
De David Grossman
Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen
Seuil, 667 pages, 22,50 €
Domaine étranger Mère et fils
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Thierry Cecille
Portrait inoubliable d’une femme vibrante, épopée à la fois tragique et quotidienne d’une famille israélienne, c’est à un voyage au long cours que David Grossman nous invite : vers la douleur et l’émotion.
Un livre
Mère et fils
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.