Cette double parution ne vient pas trop tôt pour faire connaître au lecteur français l’un des plus importants écrivains polonais d’après-guerre (1924-1998), invariablement cité, dans ce pays où on connaît ses poètes comme ses (feu) joueurs de foot, dans le trio Milosz – Herbert – Szymborska. Herbert, comme tous ceux qui ont vécu sous le joug totalitaire communiste, a dû sa vie durant biaiser, contourner et berner la censure. S’attachant, par exemple, à des champs thématiques neutres tels que la mythologie gréco-romaine, ou bien les objets ordinaires, afin de pratiquer, à partir de ces prétextes, l’art poétique en son apparence de gratuité ; mais constituant en réalité, en tant que tel – parfait, résistant, suffisant – une forme de résistance passive à la corrosion idéologique du « réalisme socialiste ».
Zbigniew Herbert a constitué une œuvre importante, poèmes et essais, que l’éditeur français regroupe en trois volumes de poésie et autant de prose, et qu’il fera paraître symétriquement au rythme annuel. Les essais dans Le Labyrinthe au bord de la mer sont marqués de deux traits primordiaux : ils sont l’œuvre d’un voyageur, ardent et méticuleux à la fois ; ce voyageur est un érudit hors pair qui connaît et cultive ses humanités. Il faut considérer que, à cette époque peu lointaine, les individus ne pouvaient pas quitter leur pays en direction de l’Ouest. Les visas étaient rares, brefs et circonspects. Une fois parti, il s’agissait donc de mettre chaque moment à profit pour engranger impressions et connaissances, afin de les verser ensuite dans l’écriture. Alternant des passages qui tiennent du journal de voyage avec des développements historiques détaillés sur les objets vus – ruines d’un palais, fresque, paysage – Herbert n’aspire pas tant à nous faire voyager, qu’à nous faire réfléchir et désirer. Désirer apprendre, comprendre, voir, ce qui reste de la grandeur antique des Romains, de la renommée de l’art crétois, de la philosophie grecque dans son paysage… Un regard moderne, personnel et vif, réflexif aussi (« J’ai remarqué, et cela m’inquiète un peu, que lorsque je réfléchis à l’histoire des civilisations éloignées, je m’intéresse davantage à la cause de leur mort qu’à tout ce qui concerne leur vie »), capable de grande distance (« Il n’y a pas d’autre voie vers le monde que celle de la compassion ») comme de gros plans anecdotiques « D’un seul mouvement, il (le boucher) retire le foie, le cœur et les jette sur l’étal. Je pense aux critiques qui vont s’occuper de nous et s’acharner sur notre legs, piquant et déchiquetant à l’aveuglette »).
Voilà qui ne nous encourage guère à aborder le pan poétique de l’œuvre dans Corde de lumière, tant il est vrai que tout commentaire sonne vain et superflu face à une forme poétique qui paraît pleine et close, à l’instar des toiles de maîtres hollandais. Le problème, disait le critique, c’est qu’il n’y a précisément rien à en dire, tellement tout est dit. Le tabouret « à la peau rugueuse et si fraîche », la crécelle, le chat, la vieille qui perd son baluchon (« Comme / elle / reste / longtemps / à genoux »), la mère (« Je pensais : / elle ne changera jamais »)… La transparence de la poésie de Zbigniew Herbert résulte peut-être d’une haute lutte pour la simplicité de la saisie du monde, mais nul effort n’est sensible dans ces vers cristallins, précisément agencés, avec coupes et enjambements générateurs de sens. Les solutions prosodiques, totalement neuves, ont marqué toute une génération. La volonté (fantasmatique) y est affichée d’une parole qui ait authenticité charnelle, et la faiblesse de figures poétiques de substitution ne laisse pas d’illusion : « je donnerais toutes les métaphores / (…) / pour un mot / qui rentre / dans les limites de ma peau ». Cependant, il serait totalement faux de croire à une « poésie naïve » toute de facilités vêtue. Non seulement à cause des motifs tels que Apollon, Marc Aurèle, Ikar ou Midas, interrogés en ce qu’ils sont porteurs de mythes et conflits de l’humanité. Non seulement à cause de la guerre, thème douloureux parmi tous. Comme bien des poètes polonais et russes, Herbert est hanté par des questions philosophiques, et notamment métaphysiques, qu’il aborde avec un humour désespéré : « J’ai semé sur la glèbe lisse / d’un tabouret de bois / l’idée d’infini / voyez comme elle pousse bien / - dit le philosophe en se frottant les mains ».
Seulement, il est terriblement difficile à traduire. Le pari de l’édition bilingue de la poésie était risqué, pour une langue aussi distante du français à cause de sa syntaxe labile et signifiante, sa productivité lexicale simplement intraduisible (notamment les faux ou vrais diminutifs, comme kamyk ou ramionka), son nuancier de modes du verbe, ses sept cas déclinés enfin ; tels aspects du solfège qui concourent ensemble à la précise partition de chaque texte, et qui font défaut au solfège poétique français. À l’impossible nul n’est tenu ; et le travail est respectable.
Marta Krol
Zbigniew Herbert
Labyrinthe au bord de la mer
et Corde de lumière
Traduits du polonais par Brigitte Gautier
Le Bruit du temps, 20 et 26 €, 268 et 528 pages
Poésie L’insatisfait virtuose
janvier 2012 | Le Matricule des Anges n°129
| par
Marta Krol
Infatigable, modeste et exigeant, le poète polonais Zbigniew Herbert s’empare de l’immense et de l’infime.
Des livres
L’insatisfait virtuose
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°129
, janvier 2012.