Si l’on excepte les sources bibliques et, par exemple, cette utopique Babel qui généra tant de projets linguistiques, on considère que la première utopie est celle de saint Thomas More (1478-1535) qui situait nulle part son île effroyable. Effroyable parce que l’utopie est le plus souvent l’illustration du dicton « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Il n’est que de lire le Voyage en Icarie du Français Etienne Cabet (1788-1856) ou la Cité du soleil du moine italien Campanella (1568-1639) pour s’en convaincre : chercher le bonheur des peuples conduit à produire des règles qui valent contraintes, et contre lesquelles le rêve d’harmonie et la liberté individuelle se brisent. Le XXe siècle a produit assez de monstres politiques pour qu’il ne soit pas difficile de le démontrer. Il faut attendre 1771 pour rencontrer le père de l’utopie moderne, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) et son An 2440, rêve s’il en fut jamais (rééd. Burozoïque). Penseur doué, il signait là la première uchronie, ou utopie chronologique selon la définition qu’en a donné Charles Renouvier en 1876 suivant le principe illustré par la phrase fameuse « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde en eût été changée ». Et la face de l’uchronie eût été changée elle aussi si un praticien audacieux ne s’était révélé au siècle dernier en la personne du Suisse Léon Bopp.
Dès 1935, celui-ci entreprit avec Liaisons du monde d’écrire au jour le jour l’histoire uchronique d’une France devenue communiste. Au terme de quatre volumes – soit 1947 pages – ce qui n’était pas destiné à prendre une pareille ampleur faisait vivre la déformation du temps opéré sur le relevé quotidien des faits réels mais controuvés des années trente et de la guerre à des milliers de personnages. Un roman cosmique, ou roman-monde comme on les nomme désormais, paraissait lui aussi en temps réel entre 1938 et 1944 à l’enseigne de Gallimard, parallèlement à l’Histoire. Il faisait de Léon Bopp le principal écrivain de science-fiction de Suisse. Mais il y a lieu d’élargir encore le panorama car Bopp n’est pas seulement l’homme d’une ambition folle. Déjà très conjectural dans Jacques Arnaut et la Somme romanesque (NRF, 1935), sa bibliographie s’enorgueillit bien avant la guerre des romans Jean Darien (NRF, 1924), du Crime d’Alexandre Lenoir (NRF, 1929) et d’une thèse sur H.-F. Amiel, essai sur sa pensée et son caractère (Félix Alcan, 1931).
Né en 1886 à La Chaux-de-Fonds, Bopp avait fait ses études de lettres à Genève puis à Paris, à l’École normale supérieure à partir de 1915. Journaliste en Angleterre entre 1920 et 1922, il se replia à Paris à nouveau et élabora sa thèse sur Amiel. Docteur ès-lettres en 1926, il côtoyait le monde des lettres parisiennes et, notamment, Jean Paulhan et Albert Thibaudet qui le prirent sous leur aile alors qu’il s’installait définitivement à Grange-Canal (Chênes-Bougeries) à proximité de Genève.
Publié par la Nouvelle Revue française, il intègre naturellement le catalogue de la maison Gallimard et va creuser son sillon, avec une logique qui peut paraître aujourd’hui singulière. Singulière au point qu’on le considère à cause de certains aspects étranges de sa critique littéraire comme un « fou littéraire », abusivement sans doute. Et notamment lorsqu’il considère que des « trucs » appliqués à des thèmes peuvent constituer des œuvres. C’est notamment ce qu’il tente de démontrer dans son Jacques Arnaut ou la Somme romanesque dont le personnage principal est un jeune écrivain, qui, lassé de ses livres à l’eau de rose décide de rédiger une somme dont chaque volume sera teinté d’un style différent : romans dans le roman et pastiches sont au menu de ce plat qui n’est pas sans rappeler, peut-être, les tentatives théoriques à peine antérieures d’un Antoine Albalat dans l’exercice de ses Ennemis de l’art d’écrire (1905). Léon Bopp, qui avait signé en 1935 une Esquisse d’un traité du roman (NRF), appartient à cette génération qui cherche….
Et puis il y a aussi son Catalogisme ou esquisse d’une philosophie de l’omnipotence (Éditions du Mont-Blanc, 1946) qui passionne les amateurs de taxinomie et les chercheurs en histoire littéraire. Léon Bopp n’est pas un second couteau, mais il trouble… Ses préoccupations sont après-guerre de plusieurs ordres car, au-delà de l’uchronie rédigée au jour le jour et les tentatives d’analyse du roman, il donne des essais, des éditions d’Amiel, de la critique littéraire et même un Entretien avec M. Hitler (1945), une Vie de Jésus (1945), une biographie de Napoléon (Oméga, 1942) et, à l’instar de Luc Durtain, des Impressions d’Amérique (Gallimard, 1959). Ses essais Contre la guerre et contre la misère (Dialogue, 1973), ses exercices spirituels comme L’Art de vouloir, d’aimer, de comprendre (1946) et même Drôle de monde (Dialogue, 1940) eurent beaucoup moins de portée que ses écrits de jeunesse, mais il serait utile de pouvoir lire ses « contes et contules irritants » afin de s’en faire une idée.
Léon Bopp est mort en 1977 sans que la France littéraire s’en émeuve beaucoup. Par convention avec ses héritiers, son journal ne pourra être lu qu’en 2030. Parions qu’il ne sera pas inintéressant d’y jeter un œil…
Éric Dussert
Égarés, oubliés Tous en mille
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Éric Dussert
Théoricien du roman, Léon Bopp (1896-1977) a déformé l’histoire pour en exprimer les possibles. Avant le roman-monde, le roman-Tout.
Un auteur
Tous en mille
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.