Le point de départ de ce roman a l’allure d’un fait divers. Quelque part dans une ville portuaire, au bord de la mer du Nord, un homme a été tué. C’est du moins ce qu’affirme la feuille de chou locale : l’homme se nommait Daniel Dupont, il s’agissait d’un citoyen à priori sans histoire, d’ailleurs affublé d’un nom banal qui en fait une victime ordinaire. En réalité, il n’a été que blessé, la balle n’ayant pu faire mieux qu’effleurer son bras. Mais pour sa propre tranquillité, il a préféré se faire passer pour mort, aidé en cela par un médecin complaisant. Reste que c’est le neuvième meurtre perpétré en neuf jours. En haut lieu, on s’imagine que ces assassinats sont orchestrés par une mystérieuse Organisation, laquelle agirait pour des mobiles essentiellement politiques. Comme nous pouvions nous y attendre, un agent spécial, répondant au nom de Wallas, est dépêché de Paris pour enquêter sur l’affaire.
Nous avons donc une victime, un assassin (en la personne de Garinati – ce sont les premières pages qui nous révèlent son identité), et un enquêteur, comme dans tout roman policier.
Le moins qui se puisse dire, c’est que le récit prend ensuite tout son temps, comme s’il n’avait rien de plus essentiel à faire que de nous narrer par le menu les déambulations de Wallas dans la ville pour trouver le commissariat central où il a rendez-vous, afin de recueillir les informations dont dispose le commissaire. Consolation pour le lecteur qui s’impatiente : pendant ce temps, le suspense reste entier.
L’enquête va bientôt rendre cette lecture passionnante, et d’autant plus passionnante que nous en savons un peu plus que Wallas et que ce dernier ressemble au coupable, à tel point qu’un ivrogne le prend pour l’assassin, et qu’une employée des Postes lui remet un pneumatique qui était destiné au principal suspect. Autre détail troublant : sa montre s’est arrêtée à sept heures trente précises, heure présumée du meurtre. Le coupable et l’enquêteur ne sont-ils pas une seule et même personne ?
Pour en savoir davantage, il nous faudra prendre notre mal en patience. Nous arrêter dans chaque papeterie que Wallas croisera en chemin et dans laquelle il s’arrêtera, afin d’y acheter une gomme qu’il souhaite à la fois ni trop douce ni trop dure, mais dont il a oublié la marque (sa mémoire n’en a conservé que la syllabe centrale, « di », qui s’avère également être celle du mot Œdipe, dont le mythe se trouve mis ici en abyme).
Au fil des pages, nous allons remonter jusqu’au cerveau de la prétendue Organisation, un certain Jean Bonaventure, dit Bona. Ce serait lui qui aurait commandité l’assassinat, confiant la tâche à Garinati. Tous deux savent que Wallas suit l’affaire, et Garinati est chargé de le surveiller, tout en ignorant à quoi il ressemble. Dès lors, dans les rues de la ville, les deux hommes se cherchent mutuellement.
Nous aurons également droit à quelques pages d’hypothèses, formulées tantôt par Wallas, tantôt par le commissaire. Et à chaque nouvelle hypothèse, la scène du meurtre est reconstituée mentalement, ce qui autorise le lecteur à s’improviser détective. Mais comme tout, ou presque, est écrit au présent, nous nous repérons difficilement. La chronologie paraît bien souvent élastique, difficile à appréhender de manière définitive. Cette absence de temporalité fixe a de quoi dérouter les plus attentifs.
Nous nous interdirons ici d’en dire davantage, afin de laisser entière la surprise du dénouement.
Dans cette parodie de roman policier, tenue pour un des exemples les plus représentatifs du Nouveau Roman (publié en 1953, Les Gommes inaugurait l’ère du roman chosiste), la narration s’arrête volontiers sur des détails qui relèguent l’intrigue et les personnages à l’arrière-plan, autant qu’ils égarent le lecteur. Qu’en est-il par exemple de ce quartier de tomate, à « la chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie », une chair coincée « entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur » (description dépourvue de tout lyrisme), sur lequel l’œil de Wallas s’attarde alors qu’il s’apprête à manger un sandwich ? Il y a toujours quelque chose d’un peu maniaque dans la manière qu’a Robbe-Grillet de décrire les rues ou le moindre geste, comme s’il s’agissait de tendre à l’exhaustivité et d’y découvrir des indices propres à faire avancer l’enquête. Tant et si bien que nous ne savons plus trop à quel détail nous vouer, sinon à tous, ce qui ne simplifie pas notre tâche.
Sans doute convient-il d’oublier ce que l’histoire littéraire a fait de ce roman avant que d’en entreprendre la lecture, afin d’y entrer naïvement, se laisser séduire par cette enquête à la gomme (quitte d’ailleurs à s’y faire prendre au piège), laquelle nous apprend surtout à considérer le réel avec le regard d’un flâneur. La lecture n’en sera que plus palpitante.
Didier Garcia
Les Gommes
d’Alain Robbe-Grillet
Minuit, « double », 336 pages, 9 €
Intemporels Dupond et Dupont
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Didier Garcia
Premier roman d’Alain Robbe-Grillet (1922-2008), Les Gommes regarde le monde tel qu’il est. Sur fond d’enquête policière.
Un livre
Dupond et Dupont
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.