Fasciné par les corridors, les enclaves et les souterrains, Jean-Pierre Naugrette, spécialiste de Stevenson, explore depuis 1998, et plus encore depuis la parution des Hommes de cire (Climats, 2002), superbe pastiche de Conan Doyle, les labyrinthes et les escaliers. Avec Exit Vienna, roman sur le départ de Vienne de Freud et de sa famille, il tresse à nouveau des variations sur ces thèmes récurrents, y adjoint la lente descente au tombeau du père de la psychanalyse, entouré des siens, d’un jeune homme, Sebastian Schnee, de gâteaux et d’un écureuil curieux.
On a parfois la nette impression de croiser la silhouette de Graham Greene dans un recoin du Troisième Homme puisque c’est dans l’Europe tragique des années 1940 que le texte cristallise, entre l’Angleterre où Freud se meurt d’un cancer, et la Vienne nazie qui enterre sa vie mittleuropéenne dans les combats souterrains, les assassinats d’espions et les cadavres abandonnés dans les égouts de la capitale autrichienne encombrés des valises de fuyards. Un curieux roman à tous points de vue où la correspondance imaginaire de Freud rejoint la vérité historique, où les objets oublié (une pipe) ou perdu (une statue d’Athéna) méritent quêtes.
Dans Edward Hopper, rhapsodie en bleu, Naugrette use de la même méthode pour construire le récit panoramique de l’œuvre et de la vie d’Hopper. Naturellement, un panoramique de pure « fictionnement » sur la base cette fois d’un témoignage, celui d’un photographe à l’existence devenue un peu tumultueuse après qu’il a été témoin d’un meurtre… Toile par toile, c’est à une muséographie mentale que se livre Jean-Pierre Naugrette, interprétant les toiles, recréant les moments de leur création – ou de leur venue à l’esprit du peintre –, replaçant les éléments du contexte culturel, de l’époque, de la vie même du peintre Ed et de sa femme Jo. « Ed voulait du sang et des tueurs. Des maris jaloux assassinant leur femme prise en flagrant délit d’adultère. Des maris assassinant leur femme sans raison aucune. Des meurtres nocturnes et minables. Des cadavres en bas du métro aérien. Des forbans dans la nuit. J’avais rien compris au film. Il était résolument de son époque. Mes photos appartenaient à l’époque précédente. Louis Ducos du Hauron ! Charles Cros ! Et puis quoi encore. »
Assis sur une documentation très riche, le roman active les « pièces » du puzzle, ces toiles qui sont autant d’icônes du siècle passé, en les réinscrivant dans la vie. Portant à travers le temps les faucons de la nuit, ces fameux « Nighthawks », représentants silencieux d’une peinture métaphysique et cependant représentative de la vie américaine, Jean-Pierre Naugrette fait du roman une monographie vivante fournissant avec la fiction les mobiles et inspirations en même temps que les motifs. À lire avant de visiter la grande exposition en cours.
Eric Dussert
Jean-Pierre Naugrette
Edward Hopper, rhapsodie en bleue
Scala, 168 p., 18 €
Exit Vienna
Le Visage vert, 205 p., 15 €
Domaine français D’une nuit à l’autre
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Éric Dussert
Un livre
D’une nuit à l’autre
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°138
, novembre 2012.