Dès 12 ans elle s’installait avec un livre sur les masques Dogon, ou le trekking en Inde, ou les plus belles forêts du Canada, ouvert à la page des cartes, et elle passait une heure entière sans bouger. Elle occupait tout un dimanche après-midi à dessiner des frontières et colorier la mer en trois nuances de bleu.
Elle dit : « Je me souviens encore de plein de noms. Une carte, c’est comme le pelage d’un animal. Les taches ont une forme, si tu t’aides avec ça tu ne peux pas oublier. »
Elle cite l’Arve ou la Narmadâ comme d’autres sel et curcuma. Sans fierté. Juste parce que c’est la bonne réponse.
Ça a semblé très évident, tracé : elle a commencé des études de géographie. Ses proches avaient acté que son parcours passerait là.
Elle dit : « Je ne voulais pas les décevoir. »
Elle rit.
Elle sait qu’elle ne déçoit pas tellement les gens.
Elle a arrêté en licence, au milieu de sa quatrième année à la faculté, à dresser des tableaux de données sur les disparités et recompositions spatiales des économies territoriales en Europe et étudier la statistique inférentielle ou la géomorphologie.
Elle a effectué des stages, dont un très beau, où elle assistait un de ces géomètres quinquagénaires qui ont fait plusieurs fois le tour du département, qui ne tombent jamais leur bonnet bleu et leur pull feutré de marin. Elle a même cru qu’il quitterait sa femme et ses enfants.
Elle a été très triste. Vraiment très triste. Elle n’a jamais rencontré les deux garçons du géomètre, mais elle a longtemps conservé une photo de chacun d’eux serrée dans son portefeuille.
Elle est partie trois mois en Australie, dans une ferme aquatique, élever des thons. Elle s’est retrouvée à travailler avec des garçons chinois de son âge qui se levaient à 4 heures du matin pour jeter des sardines congelées dans les eaux noires, voulaient épouser une Australienne, et qui lui disaient : Non, pas toi, la France, c’est trop loin.
À son retour, une de ses amies lui a trouvé une vacation dans une agence d’urbanisme. Du secrétariat. Un peu de communication. Beaucoup de photocopies.
Elle a passé les huit mois suivants au chômage. Ses parents lui donnaient un peu d’argent et disaient : Tu es sûre que tu ne veux pas reprendre des études, tu pourrais passer un concours ?
Elle ne s’est jamais inquiétée de ce qu’elle allait devenir.
Elle dit : « Je suis quelqu’un de vachement normal. Je vais forcément dans une case. »
Son copain n’est pas du tout d’accord avec elle.
Il y a maintenant trois ans qu’elle travaille comme paysagiste. Dans une agence plus tout à fait naissante, qu’une autre de ses amies a montée.
Elle dit : « C’est sûr que mon amie est plus pro que moi. »
Son copain est cette fois tout à fait d’accord.
Il dit qu’elle a une approche du monde frontale et carrée, qu’elle ne pourrait pas vivre autrement qu’en choisissant son camp, son mode de vie, ses amis. Il dit qu’elle a une forme de vie, pas deux.
Elle travaille sur les abeilles.
Elle dit : « Les abeilles sont des animaux domestiques. Nous pouvons prévoir l’évolution des ruches et les endroits où elles iront butiner. C’est vraiment un animal facile à travailler. »
Au sein de l’agence, elle développe un projet de déploiements modulaires de ruchers, de pistes de décollage à l’échelle d’une ville.
Elle dit : « De toute façon, il n’y a déjà plus de place, ce n’est pas la peine de rajouter des jardins. Les allées avec des arbres, c’est d’un triste… Ce serait plus beau de mettre des petites fermes ici et là : sur les balcons, dans les halls d’immeubles. Des poules. Des coqs. Des tas de fumier. Ça rendrait la ville amusante. Les villes sont saturées, tout est fonctionnel. Tout va dans le sens de la grosse machine, qui pollue, qui rend les gens très malades. Dans les cartes, j’aime les zones blanches, les endroits où ça s’arrête de savoir et d’être utile. Les abeilles, c’est pour mettre quelque chose de joli, de modeste, qui vit tout seul, comme un voisin un peu bizarre, mais sympa. »
Le projet est bien reçu sur le plan des idées, et elle sait qu’il ne sera jamais mis en pratique : cela ne coûte rien, donc ne permet à aucune entreprise d’intervenir.
Dans une de ses simulations, elle prévoit l’implantation de trois ruches dans un parc qu’elle connaît, où le GIGN vient s’entraîner.
Elle a alors un franc sourire, qu’elle doit finir par dissimuler sous sa main.
Le projet, à défaut d’être validé, sera sa principale contribution à la construction d’un espace politique, avec des gendarmes en uniforme qui font de drôles de danses et battent des mains en l’air par peur d’être piqués.
Charles Robinson
Les mains dans la lutte G****
avril 2013 | Le Matricule des Anges n°142
G****
Le Matricule des Anges n°142
, avril 2013.