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Domaine étranger En voie d’extinction

avril 2013 | Le Matricule des Anges n°142 | par Blandine Rinkel

Judith Schalansky élabore la démonstration tragi-comique que « science sans conscience » n’est que ruine de la femme.

L' Inconstance de l’espèce

Inge Lohmark, professeur de biologie et de sport dissèque ses élèves d’un œil d’éthologiste résignée. Persuadée que « les grands esprits se séparent » et que « la liberté est très surestimée », elle refuse de nouer lien avec le moindre membre du corps enseignant. Ses collègues ne récoltent que son mépris, étant à ses yeux de simple(t)s adolescents attardés « abonnés à un redoublement illimité » ; ses élèves ne reçoivent que son dédain, considérés comme de bavardes dindes de Russell ou d’impropres chiens de Pavlov. Sa famille, n’en parlons pas – elle en parle d’ailleurs le moins possible –, une stricte nécessité biologique dont il s’agit de ne plus se soucier une fois la procréation assumée. Inge Lohmark est seule ; seule et dévouée à son travail. Dans son paradigme de pensée, cet esseulement dans la rigueur est naturel : « Nous n’avons pas le droit de relâcher notre effort, notre application, ni cet apprentissage qu’il faut sans cesse reprendre (…). Tous ceux qui n’ont pas fourni un effort suffisant restent avec leur petit cou et disparaissent pitoyablement. » Il n’est donc pas question de se plaindre de cette solitude acharnée : elle est le nécessaire palliatif à l’ennui. « Le surmenage, ça n’a jamais tué personne. L’ennui, si. » Mais à trop penser l’homme comme une espèce naturelle quelconque, c’est d’humanité que Lohmark finit par manquer. Un monstre d’érudition peut s’avérer être surpuissant, il n’en est pas moins un monstre. Refusant de donner sens aux failles des hommes, le professeur refuse du même coup de travailler les siennes. Sa fille Claudia est renvoyée au niveau des curiosités végétales à polir, son élève Erika se transforme en désir sexuel inassumé : « Ça existe, au moins, la pédophilie féminine ? ». Lentement, l’intransigeante professeur – qui préfère le double scientifique du réel au réel même – succombe à ses propres faiblesses et sombre dans une folie douce.
Évidemment, l’utopie du progrès à l’origine des drames totalitaires du XXe siècle transparaît en toile de fond de ce roman allemand. Mais le devenir barbare de la science inconsciente du professeur de biologie suffisait à nous alarmer ; Judith Schalansky aurait pu se passer des quelques assertions (trop) évidentes qui mettent en parallèle Inge Lohmark et les scientifiques nazis à la K. Lorenz. C’est la fatigue des choses comprises.
Seule facilité, néanmoins, pour un roman complexe et jouissif par tous ses autres aspects. Et d’aspect, il en est ici question au sens le plus strict : L’Inconstance de l’espèce est conçu comme une véritable œuvre esthétique. Judith Schalansky considère l’écriture comme un art plastique à part entière, et, se servant de sa formation de graphiste/typographe, elle truffe ses pages de croquis d’animaux biscornus, d’intertitres bizarres et de curieuses typographies. Le propos de L‘Inconstance de l’espèce est donc asséné à mesure qu’il est illustré – et inversement. C’est que, pour l’auteur, un roman est « une complète illustration d’une manière de concevoir le monde ». L’apparence d’un livre est au moins aussi importante que son contenu : elle participe de renforcer son style. Alors celui de Judith Schalansky d’être tissé de science et d’inconscience pour façonner une « poétique biologique ».
Mais la force de ce roman réside surtout dans sa restitution de tout ce qu’il y a d’horreur et de fascination dans l’idée « d’un progrès biologique ». Ni pamphlétaire, ni didactique, L’Inconstance de l’espèce se donne plutôt à apprécier comme une expérience. Pendant les quelques heures que dure la lecture du livre, c’est de l’intérieur qu’est vécue la névrose progressiste. On pense à La Fille sans qualités de l’autre allemande, Juli Zeh, où le cynisme cérébral du professeur Inge s’incarnait dans la figure d’Ada, une adolescente nihiliste n’ayant que mépris pour le sentimentalisme et les bavardages en roue libre. Chez Juli Zeh, le mélange de tendresse et d’effroi suscité par la figure d’Ada rendait la lecture du roman insoutenable. Ici, le même procédé « force-fragile » est à l’œuvre. La consciencieuse Inge Lohmark est terrifiante à la mesure de son charme. Ses remarques acerbes sur son petit entourage animalier font rire, son intransigeante exigence fascine. Si elle est cruelle – et même sadique – cette guerrière de la complexité déploie toutefois une vraie singularité dans sa lutte contre la médiocrité. Auprès d’un entourage mou et sans conviction, les injonctions autoritaires semblent souvent salutaires. Et qu’en connaître les dérives fascistes qu’on sait ne change rien à l’attrait premier éprouvé à leur égard, voilà qui est tragique et sublime tout à la fois, voilà qui révèle au lecteur l’inconstance dont est pétrie son espèce.

Blandine Rinkel

L’inconstance de l’espèce
Judith Schalansky
Traduit de l’allemand par Mathieu Dumont,
Actes Sud, 230 pages, 22

En voie d’extinction Par Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°142 , avril 2013.
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