C’est dans le sillage d’une histoire d’amour que nous entraîne Ces choses-là. Celle de Marianne Alphant – auteur rare, née en 1945, qui dirigea les Revues parlées du Centre Pompidou de 1993 à 2010 – pour le siècle des Lumières, celui qui érigea la philosophie en plaisir et le plaisir en philosophie, étala des fantasmes inavouables, renversa les tabous les plus tenaces. Siècle qui maria le libertinage érudit au libertinage des mœurs, développant ainsi une idée neuve du bonheur, mais siècle terrible aussi qui, après avoir vu l’invention de la montgolfière – la miraculeuse élévation du ballon dans le ciel donnant corps au rêve le plus fou – verra celle du « rasoir national », la guillotine, l’infernale machine à couper court, la Terreur, les charrettes, les massacres.
Un siècle qui ne peut que confronter à l’Histoire, à « Madame l’Histoire », ici mise en scène sous la forme d’un personnage intimidant, qui tance la narratrice, lui reproche de mépriser les règles de la chronologie, de raconter l’Histoire de manière latérale, par le biais du détail et de l’anecdote. De la relater à partir d’un regard singulier, du foyer de perceptions qu’elle est, elle, la narratrice. Et comme elle a beaucoup lu – et ce, dès le plus jeune âge, celui où le tout de l’être ne demande qu’à être charmé, soulevé, troublé – et sachant que l’« on devient ce qu’on lit », c’est la quête de ce moi dix-huitiémiste, « un moi d’avant moi, perdu, d’origine », qu’entreprend l’écriture de Ces choses-là.
D‘où ce montage de moments dix-huitiémistes, de détails qui ont frappé l’imagination de la narratrice, troublé ses sens, nourri ses rêveries. Le détail parce qu’il lui permet de rentrer dans le siècle, d’en sentir l’âme et les énergies. Approche plurielle, quasi sensuelle, non pas d’une belle totalité mais de petits faits et gestes qui électrisent, plongent dans l’ici et le maintenant d’un événement, d’une émotion, d’une vérité. Des pointes de réalité prélevées dans le mouvement même des choses, une forme de pointillisme qui permet une constante variation du point de vue, qui permet de passer de badineries de boudoir à un feu d’artifice tournant au drame, ou des filles du Palais-Royal « chuchotant Petit roi ! Petit cœur ! Aux hommes qui passent », à Louis XV découvrant sur ses mains les pustules de la petite vérole. L’accidentel, le partiel, de petites choses : le frémissement des dentelles, l’escarpolette, le nom d’un amant, le pied nu d’une marquise sur un coussin de soie. Des fragilités, des futilités, du papillonnage. La mode est au zézaiement, à l’amour du théâtre et des actrices, à l’art des jardins. On découvre les ruines de Pompéi, on loue la grâce et la musique de Gluck. « Aucune époque ne mêle à ce point le charme et les ruines. »
Si l’on admet que le romanesque est inséparable de la prolifération des détails, ce siècle qui a inventé l’égalité, l’électricité, le « crébillonnage », les « fragonardises » est particulièrement romanesque. Il aime marivauder et plus que tout, voir, ce qui séduit la narratrice. Si elle n’apprécie guère les mignardises de Boucher, elle aimerait par contre poser pour Watteau ou se rouler dans la literie « voluptueuse » d’un lit dessiné par Fragonard, en attente d’un Clitandre qui n’hésiterait pas à lui manquer « assez indécemment de respect ». Tout ce que Madame l’Histoire veut ignorer – « les débordements honteux », le domestique, le décoratif – elle en fait son miel tant ces choses aux résonances plus ou moins longues sont ce qui donne son âme et sa chair à ce siècle.
Savoir qu’on appelle « voltigeants » les amants de passage, apprendre que la nouvelle de la prise de la Bastille a mis quatorze jours pour parvenir à Péronne, voir Rousseau herborisait, découvrir « des souliers roses à talons verts dans l’alcôve de Rétif », peut paraître puéril ou relevant d’un reste sans intérêt, mais c’est ce qui donne du sens aux existences de ceux qui ont fait ce siècle. Et savoir que ce sont des voluptueux qui ont fait la Révolution (Baudelaire), confirme combien ce siècle a repoussé les limites de la jouissance jusqu’à l’expérience de la mort. Mais à Sade, la narratrice préfère Casanova, sa joie, son entrain, son « ardeur électrisante, irrésistible ».
Toutes ces choses-là, Marianne Alphant maîtrise l’art de leur donner de l’être. En les mettant en tension grâce à une sorte d’esthétique de l’épiphanie qui consiste à nous livrer ces détails et ces anecdotes sans autre ordre que celui de son envie. Une forme d’érotisation que renforce le dispositif adopté qui, par le blanc séparant chaque élément, souligne le jeu de l’intermittence, ce qui évoque la notion d’apparition-disparition dont Roland Barthes a dit la puissance érotique. Tout un théâtre émotionnel donc, qui joue de ce qui suspend le désir à l’intensité de la sensation et fait du principe d’irradiation et de dilatation de l’éros, le fil rouge de cette traversée amoureuse d’un siècle de foutre et de foudre.
Richard Blin
Ces choses-là
Marianne Alphant
P.O.L, 304 pages, 17 €
Domaine français Supplément d’âme
avril 2013 | Le Matricule des Anges n°142
| par
Richard Blin
Un portrait kaléidoscopique du XVIIIe siècle signé Marianne Alphant. Tout en détails savoureux dont elle exalte le pouvoir de jouissance et de vérité.
Un livre
Supplément d’âme
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°142
, avril 2013.