Trois femmes gravitent autour de Monsieur Blanc. D’abord sa mère, ronde d’ennui et de soumission, névrosée du nettoyage qui s’efforce de faire de Mr. Blanc un Mr. Propre et selon qui les jours sont à ranger plutôt qu’à remplir. Ensuite Heike, artiste-peintre qui inspire au personnage principal une passion purpurine ; à ses côtés, il s’agirait d’exiger de la vie qu’elle soit une œuvre d’art. Enfin Verni, l’épouse durable et raisonnée de Mr. Blanc, pour qui il n’éprouve que de la pitié zestée de ressentiment. C’est qu’à la mort de sa mère, Mr. Blanc n’a pas eu le courage de se donner à Heike et qu’en ce sens, la sage Verni cristallise toute la frustration de son mari.
En dépliant la présence et l’absence de ces trois femmes dans le quotidien de Mr. Blanc, Roman Graf souligne la vanité et la vacuité d’une vie réduite à « n’être que ce qu’elle devait être ». Sans aigreur ni violence – plutôt d’ailleurs avec distance – l’auteur suisse montre combien pauvre est la propreté quand elle se fait principe existentiel. Mr. Blanc a été éduqué « comme il le faut » ; gagne sa vie « comme il se doit » et s’est marié « comme on l’imagine ». Les seuls pas de côté qu’il s’est accordé sont les quelques tablettes de chocolat englouties dans le dos de sa femme et un triste voyage en Pologne, à la mort de Heike. Le personnage principal se présente donc en allégorie de l’Ennui : il est cet élève médiocre qui n’a même pas le charme du retard dans le rendu des copies.
Seulement existe-t-il un seul individu si simple(t) que ça ? Non, certainement, l’humain étant essentiellement multiple. Et Roman Graf n’est pas sans intuitionner la nécessaire complexité du Moi. L’écueil de la satire uniforme, il la contourne donc en restituant l’insatisfaction intérieure de Mr. Blanc ; le piège du rôle déshumanisé, il le déjoue en rendant compte de l’impossibilité que rencontre Mr. Blanc à être seulement ce qu’il prétend être. Ne se vautrant pas dans une raillerie creuse, le récit restitue plutôt le monde des rêves irréalisés que Mr. Blanc porte en lui.
C’est qu’il y a d’une part les aspirations arc-en-ciel et le travail forcené pour réaliser l’impossible (« On aurait pu savourer la vie, on aurait pu faire la fête ! ») et d’autre part la stagnation résignée, l’inertie active pour répéter une vie sécurisée (« … Il préférait nettement une bonne qualité de vie même s’il devait se faire du souci »). C’est qu’il y a d’un côté l’ivresse dans une Pologne incertaine et cabossée et de l’autre la sobriété dans une Suisse riche et sécurisée. Ces deux aspects d’une existence, l’auteur nous les donne à sentir entrelacés : le récit souligne la dualité constitutive d’un homme grotesque à force d’être ordinaire. En même temps qu’un personnage comique, Mr. Blanc est donc une figure tragique. Il est déchiré entre la castration sociale à laquelle il a fallu se résoudre et le désir de (ré)création qu’il continue pourtant de porter.
Or, c’est sur l’incarnation de cette dualité, c’est sur la parole de ce double tragi-comique que se clôt le premier ouvrage du prometteur Graf. À la fin de sa vie, Mr. Blanc prend lourdement conscience de son vide quotidien et du même coup accède à une légère auto-dérision. L’histoire, en même temps que son personnage, finit donc sur l’ébauche d’un Carpe Diem mortellement rieur. À défaut d’avoir décidé de son existence, Mr. Blanc en choisira la fin. Et c’est cette danse spasmodique d’une anguille mourant à l’air (enfin) libre qui transforme le pertinent – mais modeste – récit de Mr. Blanc en un véritable – et insoutenable – roman.
Blandiine Rinkel
Monsieur Blanc
de Roman Graf
Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses
Métailié, 201 pages, 17 €
Domaine étranger Feu pâle
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Blandine Rinkel
Roman Graf met en scène le quotidien tragi-comique d’un homme ordinaire tenant la résignation pour principe premier.
Un livre
Feu pâle
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.