L’action poétique, aussi restreinte soit-elle, a toujours cherché à élargir le monde, là où le pouvoir le ferme, le réduit, malgré lui, à une peau de chagrin, jusqu’à ce que, selon la célèbre phrase du soldat Marcellus dans la tragédie d’Hamlet, quelque chose d’un royaume (ici c’était le Danemark) vienne à pourrir. La poésie du Norvégien Jan Erik Vold sait ce risque et y répond par une belle vivacité. Les 12 méditations qu’il propose donnent à voir un versant de résistance politique opposée à toutes attitudes réactionnaires. Proche formellement du poète néerlandais Bert Schierbeek, du moins quant à sa sobriété, Jan Erik Vold (né en 1939) est l’auteur d’une œuvre multiforme, allant de la performance (dont sa bégayante « Kulturuke » digne des événements Fluxus) à diverses collaborations musicales (Jan Garbarek, Chet Baker et Philippe Katerine).
On reconnaît assez vite le ton de sa voix à la façon dont il « vise, selon son traducteur Jacques Outin, le chas de la poésie par lequel il fait passer quelques phrases choisies, et drôles ». L’angle de son point de vue, mêlant de petites méditations décousues et syncopées à un travail rythmique pouvant couper un mot en deux pour rendre son articulation étrangère, a choisi en effet de passer par une voie étroite, dont l’économie de moyen (du vocabulaire et des champs lexicaux) et l’absence d’effets (notamment métaphoriques) sont la caractéristique forte. Outin ajoute que les phrases de Vold n’évitent pas l’humour et la drôlerie. C’est vrai, mais il faut bien se rendre compte que le régime drolatique ne doit en rien être séparé de la nappe mélancolique (comme une lente dépression) dont beaucoup de ses poèmes-méditations sont couverts. L’ironie et l’humour pince-sans-rire de Vold répondent à l’obsolescence dans laquelle l’homme et la terre sombrent face à la globalisation marchande. Vold glisse de l’incongruité (digne d’un Michaux) au milieu de séquences aux accents tragiques comme une peau de banane, aussi simplement qu’efficacement : « Je suis heureux/ de ne pas/ être. Assis sur cette chaise/où je// n’étais pas. Je/ jubile dans ce jour/ qui/ jamais ne s’est// levé » ; ou encore ceci : « Si/ tu/m’/ ouvres// un trou/ dans/ l’univers// je/ t’en/ ouvre un/ pour toi. » Cet humour, invisible à ceux qui n’en ont pas, agit par décalage et presque invisibilité. Il sait s’entremêler à l’insurmontable tristesse du monde, en superposant des donnés disparates, souvent en référence aux génocides et aux violences de l’Histoire. La brèche que Vold ouvre dans la lourde et lente bâche de tristesse de la réalité (forcément déceptive quand elle n’est pas vulgaire) n’est compensée par rien, sinon par le barrage maigre de mots aiguisés comme des lames de petits opinels discrets… Le poème qui amorce ces 12 méditations, « Pluie dans la noirceur de la ville » en est l’un des exemples frappants. C’est là que Vold est le plus juste, et le plus loin de l’illustration politique (parfois un peu appuyée à certaines pages). Le chant presque funeste qui l’accompagne évite pourtant tout pathos : il est ras comme une lande rousse et n’en apparaît que plus puissant : « Le marbre/ sort/ de/ terre. Des noms// y sont gravés. Celui/ qui me/ manque. Celui qui souriait/ ce pâle// sourire. Qui battait. Mais pas/ moi. Battait à force/ d’amour/ et de noirceur ».
Voilà l’inflexion que suit Vold dans ces méditations. En rien démonstrations, on l’aura compris, elles déplacent plutôt un élément dans la phrase afin d’y faire un pli à la « logique lente [tournée] vers rien de spécial » (J.-P. Courtois). Comme si un bouton de manche était cousu au dos d’une veste, mais dans la joie d’un déplacement qui y serait digne de la rébellion d’un Buster Keaton : « Gris/ de joie, quand la joie/ était/ cette veste de fumée// où plonger/ le nez – et celui qui portait/ cette veste// rentrait du bu/ reau ».
Emmanuel Laugier
12 méditations
de Jan Erik Vold
Traduit du norvégien par Jacques Outin
Éditions de l’Éclat, 96 pages, 12 €
Poésie Voltage du nord
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Emmanuel Laugier
Avec ses 12 méditations, Jan Erik Vold poursuit une œuvre dans laquelle se mêlent accentuations minimalistes et joyeuses incongruités de sens.
Un livre
Voltage du nord
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.