Il est de notoriété publique que la seule femme ponctuelle de la République du Miranda est madame la mort. » Lorsque le livre s’ouvre sur les élucubrations d’un personnage de seconde zone, l’imaginaire République du Miranda retient son souffle. À quelques mois de l’élection présidentielle, Pedro Akira, le leader du Mouvement Amarillo (« jaune ») et des partis de l’opposition, atteint à la tête par une opportune balle de pistolet, a plongé le nez dans le coma et son assiette de cannelloni. L’indéboulonnable président de la République, Tomás del Pito, pantin grotesque dont le nom signifie en espagnol à la fois « klaxon », « bite » et « clope » (ce qui, après tout, est la moindre des choses au royaume des Narcos) risque donc de sévir pour un énième mandat. Qu’à cela ne tienne, notre narrateur et serviteur, a la chance ou la malédiction d’être le sosie du leader dézingué. Le deal ? Jouer le rôle de ce Pedro Akira pour donner au parti de « gauche » l’opportunité d’être élu et d’arracher enfin le pays aux griffes de Pito, de la peur, des Escadrons de la mort et de la désinformation perpétuelle. Notre héros accepte, pour « cesser de n’être personne » et ne pas ressembler aux « types gris comme papa qui avaient gâché leur vie à attendre que tout change, que les choses ne soient pas toujours comme elles l’avaient toujours été, attendant que le transistor à piles leur dise qu’enfin tout était différent ».
Dans cette comédie cousue de fil blanc, qui s’apparente à une grosse farce ou à un thriller ketchup-spaghetti, on s’attend naturellement à la fois à ce que le personnage se prenne au jeu, s’éprenne de la belle infirmière qui est chargée de le grimer en rescapé d’un attentat et qui porte le nabokovien et suggestif prénom d’Ada, et à ce qu’il se retrouve vite sur la touche, pris dans un inextricable nœud de magouilles politiques. À ce stade-là du récit, malgré toute la verve et l’autodérision salvatrice du narrateur, on se demande comment le personnage et l’auteur vont se sortir de ce qui ressemble à une impasse, et l’on éprouve un vertige dont on craint la subséquente nausée. Or le personnage se sauve par la fenêtre et part en cavale, et la dégringolade du récit n’arrive pas, car Trois cercueils blancs se mue, plus qu’en thriller effréné, en course-poursuite au ralenti, sérieuse, nostalgique, fragile, belle, que vient à la fois désamorcer et sublimer une troisième et ultime partie.
Après être parvenu à captiver son lecteur à l’aide d’un style précis, cynique et ironique et des ressorts du grand-guignolesque sanglant que l’on trouve chez un Juan Villoro ou dans les clichés du « roman latino-américain », Antonio Ungar lui assène un coup de massue. Un peu à la manière du Dernier roi d’Écosse (film de Kevin MacDonald (2006) qui dépeignait le sanglant dictateur d’Ouganda, Amin Dada), on entre dans une fiction apparemment inoffensive, et l’on se retrouve sonné par la réalité. D’abord et bien évidemment, toute ressemblance entre la République du Miranda et la Colombie n’est pas fortuite. Toute allégorie des dictatures du cône Sud, pas exclue. Toute parodie d’un cirque médiatique mondial pas superflue. La charge se fait de plus en plus implacable au fil du livre ; si Juan Gabriel Vásquez, avec Le Bruit des choses qui tombent, nous faisait revisiter les débuts épiques du narcotrafic et de l’aviation clandestine dans la Colombie des années 70, Antonio Ungar nous plonge dans les sinistres années 2000, ses exécutions à la petite semaine et ses abattoirs où le gouvernement a fait massacrer des paysans, des pauvres et des va-nu-pieds pour faire gonfler les chiffres et les résultats de sa politique « anti-terroriste ». La charge fait se fissurer notre sourire. La charge, bien au-delà d’une dénonciation ponctuelle, déploie une réflexion sur l’imposture, le dédoublement à l’infini de la galerie des masques, politiques et individuels. Mais la charge manquerait son effet si la parodie n’était qu’une peau morte, si l’antihéros n’était qu’un antihéros, si son intégrité n’augmentait pas au fur et à mesure que son identité se démultipliait. Dépassant les questions de sincérité, de trahison, sans rien occulter cependant de la violence et de la Realpolitik, le romancier parvient à donner, en fin de compte, un sens à l’engagement et à l’entretien de l’espoir. En même temps qu’il sauve l’âme de ses personnages, l’auteur insiste sur l’optimisme et l’idéal plutôt que la défaite et la résignation.
Antonio Ungar pourrait être un personnage des Détectives sauvages de Bolaño : il est né à Bogotá au milieu des années 70, il a navigué entre l’Europe et le continent américain, il vit en Palestine, il est journaliste, il publie un roman grinçant et plein de foi. Espérons que le prochain sera encore meilleur et que celui-ci présage déjà une longue vie à la collection Notabilia.
Chloé Brendlé
Trois cercueils blancs
d’Antonio Unigar
Traduit de l’espagnol par Robert Amutio
Notabilia, 307 pages, 18 €
Domaine étranger Tristes sires
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Chloé Brendlé
Dans une farce cruelle, l’écrivain colombien Antonio Ungar démonte les rouages du pouvoir tout en insufflant à ses personnages un indéfectible espoir.
Un livre
Tristes sires
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.