Martin Crimp ne prend généralement pas de gants pour attaquer frontalement le monde tel qu’il nous apparaît. Et dans La République du bonheur nul besoin de scène d’exposition ou de round d’observation. Il nous place d’emblée au cœur du sujet de ce « divertissement en trois parties » ponctué de chansons. C’est Noël dans une famille tout ce qu’il y a de plus classique : le père, la mère, les grands-parents et les deux enfants s’apprêtent à réveillonner mais, en attendant, règlent leurs comptes. Ou du moins parlent de choses qui semblent les opposer, depuis l’enfant de père inconnu dont l’une des filles se prépare à accoucher et que d’aucuns pensent qu’elle ferait mieux de le faire passer jusqu’au grand-père mythomane, insupportable et friand de pornographie qui énerve tout le monde. Et dans le même temps, chacun s’efforce de faire en sorte que tout aille bien. Nous ne comprenons pas très bien ce qui se trame au sein de cette famille, mais comme le dit la grand-mère « je me demande parfois si nous ne sommes pas sur le point d’assister à un changement énorme et magnifique ». Et puis arrive Bob, le frère de la mère. Bob est là par surprise, il est venu annoncer son départ. Il part avec Madeleine mais celle-ci refuse de monter dire au revoir à cette famille qu’elle déteste. Bob sera donc son porte-parole. Et là encore, de nombreuses questions restent sans réponses. Bob et Madeleine détestent très franchement cette famille : « leurs idées préconçues s’allument comme l’éclairage de sécurité qui protège leur propriété et illumine le même espace vide ». Mais pourquoi ? Martin Crimp ne semble absolument pas pressé ni même désireux de nous le dire puisqu’à peine a-t-il mis en place cette petite géographie familiale que c’est déjà la fin de la première partie.
Dans la seconde, plus de personnages, d’histoire, d’intrigue même décousue. Mais une partition chorale. Les répliques s’enchaînent, brèves, rapides, avec cette indication de l’auteur, « il n’y a plus aucun rôle attribué et la troupe entière devrait participer ». Ce sont donc les acteurs eux-mêmes qui se trouvent investis de la mission de porter une parole, celle de l’auteur probablement, mais que l’on peut assez facilement attribuer à l’un ou l’autre de ses personnages. Comme si, une fois débarrassés de leurs attributs et de leurs costumes sociaux, ne restaient d’eux que des constatations amères, des pensées sordides, des envies sexuelles et des rivalités. Il y est question de destruction, d’incendie, de maladie, de fantasmes. Crimp a intitulé cette partie « Les cinq libertés essentielles de l’individu ». La parole s’y révèle libre bien sûr, mais aussi violente ou anecdotique. Comme si ces libertés n’aboutissaient à rien. Et puis arrive la troisième partie « La République du bonheur ». Bob et Madeleine veulent vivre autrement et remettre en question leurs rapports de couple. Ils n’en ont manifestement pas les moyens pour des raisons qui là encore nous échappent. Mais le monde semble disparaître autour d’eux et ne plus offrir aucune prise. Même une conversation banale devient impossible tant le sens même des mots s’efface. « Et bien sûr que je suis heureux mais je me sens comme l’un de ces personnages, Madeleine, traversant un pont, et le pont s’effondre derrière moi lame par lame par lame mais je continue de courir – pourquoi ? »
Bob se pose la question et nous avec lui. En lisant, ou plutôt en relisant ce texte, on comprend bien que quelque chose est à l’œuvre, que ces personnages pris dans ces tranches de vie nous disent à leur manière que le monde s‘effrite, que vouloir changer les choses n’est pas facile, que le parler vrai n’aboutit qu’à des révélations horribles, et que la République du bonheur n’est probablement qu’une vue de l’esprit, un rêve d’humains impuissants. Mais n’est-ce pas ce rêve qui nous fait vivre ?
Patrick Gay-Bellile
Dans la république du bonheur,
Martin Crimp
Traduit de l’anglais par Philippe Djian
L’Arche, 96 pages, 12,50 €
Théâtre Une famille à la dynamite
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Patrick Gay Bellile
Chacun cherche le bonheur pour soi et pendant ce temps le monde s’écroule.
Un livre
Une famille à la dynamite
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.