Bove, les dépossédés
- Présentation Un cœur à l’étroit
- Entretien Une place parmi les hommes
- Bibliographie Bibliographie sélective
- Autre papier Un détective
- Autre papier Les vieux enfants
- Autre papier Pris au piège
- Autre papier Coup de grâce
- Autre papier
- Autre papier Direction Bécon-les-Bruyères ?
- Autre papier D’un certain usage de la concession
- Autre papier L’humour de l’aquoiboniste
Les personnages d’Emmanuel Bove sont des enfants desséchés, la vie prend juste le temps de les transformer en momies de ce qu’ils ont été, du coup, ils ne vivent pas vieux. Lui aussi est mort tôt, il a mis un point d’exclamation dans son agenda, 47 ans ! et ça a été fini. Sans Emmanuel, leurs vies seraient à peine remarquées. Les héros de Bove tiennent peu de place dans les livres d’histoire. C’est qu’ils ont mis plus longtemps que les autres à aller là où ils voulaient, à réussir à faire ce qu’ils pouvaient, mais ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour savourer leur victoire, ou leur défaite. Au bout du compte ils ont eu un peu moins de chance que les autres, sinon celle, immense, d’exister dans ses livres. Ils sont tous nés pauvres, ceci n’est pas absurde, surtout dans les années 20, 30 et 40. Ils viennent des rues moches, des matins froids, des meublés exigus, leur repas sont maigres, leurs parents étaient frustes. Ils ont souvent le dégoût d’être nés qui ils sont, et voudraient bien s’en sortir sans faire de vague, incognito. Se fondre dans la masse heureuse qu’ils ont rêvée, sauf qu’elle n’existe pas. Ils rêvent d’amour et de fortune, comme les autres. Ceci les rend souvent amusants. Mais, chassez de votre vie la déchéance et, un jour, c’est couru, elle va forcément débouler pour vous emporter encore plus loin, plus bas, et c’est la fin. Les vieux enfants de Bove n’ont jamais connu le miracle joyeux d’être en vie. Quelque chose clochait toujours, dès le début.
Un père et sa fille (dans Un soir chez Blutel) est une des histoires de Bove que je préfère, ces temps-ci. Un garçon coiffeur qui a réussi à ouvrir son propre salon, à Montmartre, pas gâté par la nature, vite cocu, élève seul sa fille Edmonde, en compagnie de la bonne Nathalie. Il l’adore, sans mots. Elle recevra la meilleure éducation. Maintenant elle a 18 ans et se promène avec Les Fleurs du mal dans la poche, elle prend des cours de peinture du côté du jardin du Luxembourg. Mais, elle veut vivre à l’hôtel, elle viendra le voir moins souvent, et un jour, il va enfoncer la porte du meublé, elle couche avec un garçon ! Il avait accepté qu’elle ait honte de lui, qu’elle prenne une chambre en ville, mais là, il l’expulse de sa vie, avec ses manières retrouvées tout à coup de sale type-mauvais garçon. Cet homme aveuglé par l’amour est sorti de ses patientes années de mensonge pour rejoindre comme les autres le pays de Bove : il picole, vit sur l’argent qu’il n’aura bientôt plus et délire à gros bouillons. Ce pays est celui de la solitude plus que de l’absurde, à mon avis. Elle revient brièvement, on sent qu’elle va vivre le même genre de vie que lui, mais elle n’existe déjà plus pour son père. Mourir jeune. Les personnages d’Emmanuel n’ont jamais échappé aux laideurs de leur enfance et de leur jeunesse, et quoi qu’ils fassent, seront ramenés à ce territoire d’âpreté, le seul qui reste. Tout aura donc été en vain ? Difficile de parler de ceux qu’on aime, difficile de leur parler...