On ne peut pas parler de ce roman sans, auparavant, présenter un peu son auteur, Jacques Roumain, dont l’engagement dans le paysage politique haïtien est exemplaire. Beaucoup considèrent celui qui fut l’un des fondateurs du Parti communiste local comme l’une des plus importantes figures littéraires du pays. Tenu par les uns pour un chef-d’œuvre de la littérature de l’émancipation, par les autres, Dany Laferrière en tête, comme une histoire d’amour phare de l’imaginaire littéraire, Gouverneurs de la rosée fut achevé quelques semaines avant la mort de Jacques Roumain, en 1944. La prose chatoyante – dont la puissance n’avait pas échappé, en son temps, à Aragon qui s’en fit le passeur en France – envoûte lentement le lecteur. Lire Gouverneurs de la rosée, c’est appréhender la souffrance d’un peuple à travers des « personnages quasi symboliques », comme l’écrit dans sa postface Jacques Stéphen Alexis.
Retour au pays natal, titre fameux d’Aimé Césaire, pourrait résumer les pages où l’on fait la connaissance de Manuel, qui s’en revient d’un long exil à Cuba. Dans les premiers temps du livre, il apparaît comme l’homme des lointains et captive les siens : « Les enfants suivaient sa haute taille avec des regards fascinés. Pour eux, il était l’homme qui avait traversé la mer, qui avait vécu dans ce pays étrange de Cuba : il était auréolé de mystères et de légendes. » Très vite, son statut change, Manuel s’affichant et s’affirmant de plus en plus comme rétif à la misère, à la fatalité de la pauvreté et de l’exploitation. À cette terre qui n’est plus que désolation et poussière et à ceux qui la foulent, il veut redonner vie. C’est de ce réenchantement progressif dont la prose imagée de Jacques Roumain se fait l’écho. Et pour Manuel il ne fait pas de doute que « la bienfaisance de l’eau » est la clé de tout. Trouver la source, faire jaillir l’or bleu et alors l’existence des uns et des autres suivra un autre cours. Le personnage se glisse dans la peau du sourcier : « Tu es le nègre qui trouvera l’eau, tu seras le maître des sources, tu marcheras dans la rosée et au milieu de tes plantes. Je sens ta force et ta vérité », lui dit Annaïse, avec laquelle Manuel scelle un pacte d’amour, dans une réplique caractéristique du roman, entre invocation lyrique et grandiloquence biblique. À travers cette quête de « l’eau bénite » s’actionne surtout l’implacable mécanique du destin. Ce qui finira par couler, c’est bien l’eau oui, mais le sang aussi.
Jacques Roumain met en place une histoire qui serait comme jouée d’avance, toute tracée, et que l’on suit, fébrile, à la manière d’une tragédie antique. S’il en fait un insoumis, Roumain ne fait cependant jamais de Manuel un homme de la confrontation. Réfractaire, ardent oui ; brutal, non. Sans doute faut-il voir percer dans l’attitude conciliante de son personnage la conception que l’auteur se fait alors de l’engagement politique, orientée vers la fraternisation. Plusieurs scènes font ainsi entendre les harangues fédératrices de Manuel contre les guerres de clans qui perdurent au sein de la communauté : « Il n’y a qu’un moyen de nous sauver, un seul, pas deux : c’est pour nous de reformer la bonne famille des habitants, de refaire l’assemblée des travailleurs de la terre entre frères et frères, de partager notre peine et notre travail entre camarades et camarades ». À certains, pareilles déclamations conjurant la haine paraîtront à l’occasion un peu mièvres, mais ce serait oublier qu’avec ce roman, documentaire à bien des égards, on est avant tout en plein « réalisme symbolique », pour citer encore le postfacier.
On peut certes s’agacer de cet humanisme affecté ou de ce symbolisme archétypal, mais on ne peut pas ignorer la force poétique qui les porte. Et chemin faisant, on pense souvent aux Raisins de la colère, de Steinbeck, cet autre grand roman de la misère, cet autre hymne à la terre et à la dignité.
Anthony Dufraisse
Gouverneurs de la rosée
de Jacques Roumain
Zulma, 217 pages, 8,50 €
Poches À la source
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
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Anthony Dufraisse
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