Or donc, voici un livre lumineux et noir, chargé jusqu’à la gueule d’une beauté sauvage qui raconte un lieu de France, un village au bout d’une route qui s’évanouit en champs de bouses. Un livre qui égraine « les maisons encloses du sommeil des chiens et des ruminants » d’un hameau perdu au bout d’une nuit ancestrale. Un livre, rappelle son auteur, qui voulait (et parvient à) rendre « la beauté sans mièvrerie, la beauté difficile, qui vous rejette ou qui vous agresse, celle de la forêt où l’on s’égare, du sang rouge sur le corps de la bête noire fraîchement abattue, des hameaux déserts qui retournent lentement à la pierre » et qui va mettre un an, après sa publication, pour parvenir jusqu’au village dont il est question. Le récit sera lu par peu, mais tous s’y verront portraiturés et probablement que la ressemblance, comme le fait sa propre voix quand on l’entend pour la première fois, a jeté sur plus d’un un peu d’effroi. Et puis il y a dans le livre, des secrets de polichinelle dont on se moque bien, nous lecteurs qui ne sommes pas du pays en question, qui n’est pas un pays, mais quelques maisons de pierre et un cimetière. Les secrets, tout percés qu’ils soient, ne se révèlent pas. Pierre Jourde, dans La Première Pierre tisse l’hypothèse qui explique qu’il ait été, lui l’auteur, mais toute sa famille aussi, accueilli un jour d’été avec des injures, des menaces, des intimidations violentes et des jets de pierre. Pour avoir écrit un livre, dont on n’hésite pas à dire qu’il est un des plus beaux parus ces dernières années. Désir de lynchage transformé en honte devant la déroute, en lancer de pierres comme il est écrit qu’on faisait autrefois face aux femmes infidèles, comme on fait aujourd’hui encore devant les chiens galeux. Porté par une écriture sans concession mais habitée tout entière de la belle langue française, La Première Pierre tente d’abord de mettre les faits à plat. De reprendre aux médias qui en ont si mal parlé, les faits réels pour les dire comme ils doivent être dits. Puis, assez vite, l’écrivain interroge tout à la fois la littérature : les fictions que le village tisse, quand il n’y a plus que ça à faire et celle que l’écrivain écrit quand bien même c’est un livre de témoignage qu’il compose. Dans ce tutoiement qui permet à l’écrivain d’interroger « le petit bonhomme » qu’il est, Jourde pousse loin la pensée de la littérature « qui sépare, comme le scalpel » celui qui écrit de ceux pour lesquels, peut-être, il écrit. « Tu prends la mesure, petit bonhomme, de la déflagration produite par les quelques dizaines de pages publiées par un écrivain obscur chez un petit éditeur. Ce n’est pas seulement ta vie qui s’en trouve changée, mais c’est, définitivement, celle de tout le village, et d’une bonne partie de ceux qui le fréquentent. » On pourrait craindre un moment un geste, une écriture, de réconciliation. Mais non, Jourde ne renie rien : la littérature est impérieuse. Elle décide ce qu’elle doit être « jusqu’en quelque point...
Dossiers Quelque chose de noir
Des violences qui lui ont été faites après la parution de Pays perdu, par ceux-là même que le livre mettait en lumière, Pierre Jourde tire un questionnement intense de la littérature et des exigences de celui qui la pratique. Pour s’y livrer, au final, pleinement.