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Les mains dans la lutte T****

novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148 | par Charles Robinson

Elle porte des bas résille orange, des mocassins turquoise, des lunettes de nacre verte. Elle a la voix râpeuse. Elle pèse un bon 98 kg.
Elle dit : « C’est mon poids de forme. Au-delà de 100, j’abuse ! »
Elle est vite essoufflée. Ne parlons pas de courir. Parlons de monter à pied au deuxième étage, avec les marches trop courtes et les demi-paliers.
Elle porte en broche une scolopendre à tête de mort anthropomorphe.
Elle a conçu son propre régime bien-être, à base d’une tablette de chocolat par jour maximum et d’une bonne salade composée le soir : lardons, fromage, gésiers confits, pommes de terre sautées. Un verre de vin rouge.
Ils ont longtemps cherché dans les Landes, sans rien trouver, son mari voulait repartir vers la Provence.
Elle dit : « Tu as vu les prix ? »
Alors ils sont retournés longer les côtes. Ils pouvaient passer plusieurs week-ends de suite, les enfants dans la voiture, à écumer les routes, comme des naufragés.
Ils ne viennent qu’un week-end sur deux, mais c’est non négociable. La piscine est achevée. Il y a encore des travaux pour aménager les chambres d’amis. Ils en ont pour vingt ans à tout payer. Les enfants seront majeurs, un compte d’épargne chacun, liberté totale d’utilisation.
Elle ouvre son cabinet le lundi après-midi avec un bronzage épais, qui semble cartonner sa peau. Elle arbore toute l’année un foulard à palmiers criard qui dans la pièce grise joue la furia des tigres en cage.
Elle prend ses patients sans rendez-vous, ne se préoccupe pas de savoir s’ils ont la Couverture Mutuelle Universelle ou une mutuelle personnelle. Elle est au tarif de base. Quand ils viennent à deux, à trois, elle fait payer une seule consultation. Les familles ont compris.
Il y a longtemps qu’elle n’a plus le sentiment d’exercer la médecine. Les corps arrivent dans son cabinet hachés menu. Elle dit qu’elle fournit l’ail, le persil, en prescrivant les pilules qui aident à passer un mois de plus : antidépresseur, somnifère, anxiolytique, hypotenseur, régulateur d’humeur, assistance érectile.
Elle dit : « Qu’est-ce qu’on fait alors ? Vous voulez que je vous arrête ? »
Elle dit : « Je vous mets combien ? Quatre semaines ? On essaye comme ça ? Vous revenez me voir après ? »
La paupérisation et l’inactivité ont massacré les premiers. Les seconds se sont dévorés entre eux, à coups de harcèlement, de compétitions, de réunions interminables, de travail à la maison, de performances évaluées mensuellement. Les familles sont pires. Les familles, c’est courir sous la pluie sur des roches glissantes dans une forêt obscure, poursuivi par des instructeurs devenus dingues qui vous traquent en hurlant.
Elle a vu exploser les vertiges, les céphalées, les problèmes de peau, les défaillances cardiaques, le cholestérol, l’asthme, les maladies chroniques, les troubles du sommeil, les troubles musculo-squelettiques.
Elle dit : « Ils sont déjà stressés à l’école. En état de choc. Ils ont peur. »
Elle dit : « Ils sont en état de choc traumatique sévère. Je devrais les arrêter. À 12 ans, ils sont abîmés. »
Elle dit : « On n’en est pas à sauver la sécurité sociale. Vous avez vu l’état des organismes ? Vous avez une idée de l’état de négligence physiologique ? »
Elle devrait leur dire quoi : Démerdez-vous tout seul, ça finira par passer, serrez les fesses, faites-le pour vos enfants, les derniers seront les premiers, il va falloir faire preuve d’un peu de volonté ma petite demoiselle, vos grands-parents ont connu la guerre vous n’allez pas faire une dépression parce que votre trajet fait trois heures aller-retour ?
La villa sur la côte n’est pas un luxe, c’est un puissant aspirateur qui avale toute la crasse ramassée au quotidien. Ce départ, tous les quinze jours, le vendredi soir, rouler une partie de la nuit. Se réveiller tard. Et retourner vers la mer. Après-midi devant la piscine, les carreaux de faïence thème mollusque. Les vieux amis qui passent. Ne parler de rien. Les enfants n’ont pas le droit d’emmener des devoirs. Le vent et l’iode pour nettoyer.
La nuit, elle écoute les criquets.
Parmi les patients qu’elle suit depuis cinq ans, une quinzaine ont demandé un internement en psychiatrie, quatre (au moins) se sont suicidés. La médecine générale se rapproche de la chirurgie sur champs de bataille, avec ses blessés de plus en plus nombreux, des blessures de plus en plus dégueulasses, la pharmacie insuffisante, le personnel insuffisant, devoir panser les plaies avec de la charpie, bien conscient qu’on en sauve de moins en moins et qu’on est juste là pour éviter que les blessés ne se révoltent s’ils comprennent qu’on n’a pas de solution pour eux.


Charles Robinson

T**** Par Charles Robinson
Le Matricule des Anges n°148 , novembre 2013.
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