À intervalles irréguliers, on s’alarme de ce qui peut se passer derrière les murs de nos prisons, à l’occasion d’un réquisitoire d’une médecin-chef à la prison de la Santé, d’une remontrance de la Cour européenne des droits de l’homme ou, aujourd’hui, des risques de radicalisation qu’elles engendreraient. En 1980, Roger Knobelspiess dénonçait dans Q.H.S. (faut-il rappeler qu’il s’agissait des quartiers de haute sécurité), préfacé par Foucault, la déshumanisation dont sont victimes les prisonniers, quels qu’ils soient, la machine à ensauvager et décerveler que représente l’emprisonnement. Alors qu’il avait été condamné en 1972 pour un braquage qu’il niait avoir commis, ce pamphlet fit de lui une figure exemplaire (Serge Quadruppani et Maurice Nadeau écrivirent, en 1985, Un coupable idéal, Roger Knobelspiess) et il fut gracié par Mitterrand en 1981. Mais il fut par la suite de nouveau incarcéré à plusieurs reprises et effectua au total vingt-six années de prison…
Opportunément réédité trente ans après sa première parution, en 1984, chez Grasset, ce Roman des Écameaux raconte quelques semaines du retour de Knobelspiess auprès des siens dans cette cité des Écameaux, à Elbeuf, où il passa son enfance et son adolescence. En cette année 1981, sa mère, Gaby, qui résiste avec modestie, sans se payer de mots, « forte de sa culture sociale », y vit encore, veillant sur son frère aîné, alité, cancéreux – le cadet, Jean, a été abattu par un commerçant au moment où il tentait de voler un autoradio. Le retour s’avère vite douloureux : « J’ai déchanté à la vitesse grand V ». Être libre serait illusoire : « Je suis emmuré vivant dans mes années de geôle (…) je ressuscite à la liberté comme si on m’égorgeait ». Les milliers de jours dont on l’a privé, qu’on lui a volés, ne cessent de le hanter, les images reviennent, de sa solitude, de sa misère sexuelle : « Juste au moment où j’éjacule, le putain de maton dans sa ronde silencieuse soulève le judas et m’envoie la lumière, le fumier tape dans la porte, je hurle ».
Knobelspiess souffre surtout de prendre conscience de « la vivisection du tissu social le plus défavorisé » à laquelle se livre la société, que ce soit derrière les murs de la prison ou de ceux de ces cités de relégation. Ceux qu’il retrouve, la famille et les copains, ce sont bien des « sous-pauvres », des « manants », ou, comme les appelait Hugo, les misérables, les miséreux et les malheureux, qu’on ignore tant qu’ils ne se manifestent pas, par ces illégalismes, comme le disait Foucault, auxquels on les force, ou par une violence plus grande – à moins que demain ils ne s’expriment enfin par les urnes… Mais Knobelspiess refuse d’éprouver à leur égard de la pitié – et il s’en tient, s’accroche plutôt à sa hargne, à sa rage, à sa haine. C’est par une écriture violente (il sait quel effort elle exige de lui, et qu’on ne manquera pas d’ironiser sur cette ambition d’écrivain) qu’il veut rendre compte de cette vie violente qui est la leur. C’est ainsi qu’il tente de leur donner non quelque dignité (ce terme sans doute le révulserait) mais tout simplement la part d’existence à laquelle ils ont encore, si peu, droit. La dénonciation virulente laisse place parfois à une forme de lyrisme ou aussi d’humour noir : ainsi quand certains l’accusent d’être récupéré par les médias, lui, « le gracié de la gauche », leur réplique-t-il : « Voilà qui me réjouit, selon les juges j’étais irrécupérable ». Il ne sait en vérité quelle peut être sa place dans cette société de « damnés de la terre » dont il finit par se détourner avec dégoût et désespoir : « Mon contact avec cette pauvre race humaine, c’est comme le froid d’un cadavre avec qui il me serait impossible de cohabiter… »
Thierry Cecille
Le Roman des Écameaux
Roger Knobelspiess
Buchet-Chastel, 222 pages, 15 €
Domaine français La Haine
mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161
| par
Thierry Cecille
Célèbre pour avoir lutté contre le système carcéral français, Roger Knobelspiess voulait également être la voix, violente et crue, des « écrasés vivants », ses semblables.
Un livre
La Haine
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°161
, mars 2015.