Le Nobel de Jérôme Ferrari
Le principe qui donne son titre au livre a été mis en équation par un jeune Allemand de 26 ans, en 1927. Faisant suite notamment aux travaux d’Einstein, le physicien Heisenberg démontrait le principe d’incertitude qui fondait dès lors la mécanique quantique. D’une phrase mathématique simple allait découler toute une révolution des connaissances, et conduire quelques années plus tard à la fission nucléaire et à Hiroshima. Il n’est pas nécessaire de s’engager dans de longues études scientifiques pour lire ce court mais très dense roman. Il suffit de se laisser porter par une phrase d’une beauté foudroyante, qui parfois peut courir sur plusieurs pages ou claquer comme un couperet. Le narrateur, ici, s’adresse à son sujet (mort en 1976) dans un vouvoiement qui lie l’intime à l’Histoire (et quelle Histoire !), le local (la Corse qui n’est pas nommée) au monde (de l’Allemagne à la Suède, du Japon au Sultanat d’Oman), les vivants aux morts.
Mais surtout, dans ce vouvoiement qui pourrait dire autant la fraternité que le procès, l’écrivain introduit une telle ampleur mélodique qu’on y entend aussi une prière. Celle adressée à un jeune homme « auquel il fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu ». Le roman commence ainsi, par cette proximité entre l’homme et l’irradiante beauté d’un principe qui ouvre au mystère du monde et rapproche le physicien du poète et du philosophe. Pour notre narrateur le principe d’incertitude débouche sur un vertige métaphysique : Einstein, de Broglie et Schrödinger voulaient conserver « l’espoir déraisonnable et magnifique, qui fut la raison d’être d’une quête menée depuis si longtemps, de parvenir un jour à la description objective du fond secret des choses, et ils n’acceptent pas qu’à cause de vous, cet espoir soit aboli, et ne puisse pas même subsister à l’état d’idéal, parce que les choses n’ont pas de fond (…) ». On entendra en écho à peine esquissé un même mouvement dans l’engagement nationaliste, resté innommé, du père du narrateur. Des échos et des métaphores qui donnent au roman des ramifications innombrables et puissantes, comme si le texte lui-même agissait tel un noyau d’uranium. On suit donc la carrière d’Heisenberg dont le climax précède finalement de peu l’arrivée d’Hitler au pouvoir, on le voit prendre le parti de mettre sa science au service des nazis sans que l’on puisse, par l’extrême éthique du récit, juger ses actes. Le principe d’incertitude s’appliquant ainsi à celui-là même qui l’a découvert… Le roman est d’une rigueur impeccable qui ne l’empêche pas d’aller vers le chant, notamment lorsqu’il évoque la chute de l’Allemagne nazie, la fuite dans les ruines. Si Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique, a pu dire que « les physiciens ont connu le péché, un péché bien trop grand pour eux », le roman trouve son point nodal dans le dernier chapitre, avec un renversement qui laissera le lecteur sur le cul. Le narrateur fuyant un Dubaï que la crise financière...